mardi 14 septembre 2010

Dissolution d'un ectoplasme (VIII)




Illustration D.M.




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(Au mur, trois ou quatre beaux dessins, mêlés d’écritures, en sous-verre. Ils ont de la force mais ne présentent plus le côté compulsif des gribouillis du début. Marie-Françoise debout, la main sur l’épaule de Monsieur TERRENEUVE assis proche de la table où sont déposés une brioche, deux verres et une bouteille de jus de pommes. Monsieur TERRENEUVE a dénoué le cordon frisoté qui entourait un paquet en papier kraft qui s’ouvre sur ses genoux. Il tient un livre dans les mains, une dizaine d’autres sont empilés en un tas maladroit sur le coin de la table. )

M. Terreneuve Où avez-vous trouvé cela ? C’est… il n’en manque pas un !

Marie-Françoise Ça, faut dire… On a eu de la chance !

M. Terreneuve Mais vous êtes une sorcière !... enfin, une magicienne, je veux dire…

Marie-Françoise Oh, vous savez, de nos jours, les miracles, c’est pas sorcier !

M. Terreneuve C’était… chez des gens… que…. qui…

Marie-Françoise Des gens qui… des gens qui ont Internet, comme moi… Y suffit de passer des annonces, vous voyez, c’est tout simple !

M. Terreneuve Et c’était tout chez… la même personne ?

Marie-Françoise Non, pas tout. Mais au moins cinq, faut que j’regarde exactement… Un vieux monsieur, vers Aix- en -Provence… dans le Sud…. Il avait des milliers de livres… c’est ses enfants qui…

M. Terreneuve Jacques est mort ?

Marie-Françoise Jacques, oui… je crois bien qu’c’est ça… Il avait une petite boutique, à ce qu’y m’ont écrit… des caisses et des caisses… y peuvent pas les garder, bien sûr, alors…

M. Terreneuve Pauvre vieux Jacques ! Si je les connais, ses caisses de bouquins ! Les marchés de Manosque et de Forcalquier ! Vous le connaissez pas, vous, le marché de Forcalquier !
Le plus beau du monde… Je vous assure ! Ca vous plairait à voir, ça ! Et à votre petite !
Il avait son stand, juste en face de la cathédrale… Je le vois encore ! Tout grand, avec sa tête de vieil ado, ses vieilles lunettes en métal gris, toute rayées, et sa clope… ses doigts jaunes…
Des milliers de livres qu’il avait tous lus… et il y puisait à tout bout de champ des citations et des anecdotes… Vieux Jacques…
J’vais te les vendre, tes livres, me disait-il… J’ai plein de gens qui aiment la poésie, le théâtre…

Marie-Françoise Et vous, vous faisiez quoi sur le marché de …

M. Terreneuve Forcalquier ! Alpes de Hautes Provence, Pays de Giono, de Magnan… Moi, j’avais une espèce de chariot et je présentais mes livres, ceux-là que vous avez retrouvés ! Et des cartes poétiques, aussi ! J’avais tout inventé là-bas, au fond d’une cave noire comme une mine, fraîche comme un cellier ! Comment on fait des bouquins avec une vieille imprimante, une perceuse électrique et de la ficelle !
Je n’en reviens pas que vous… Mes livres ! Mes livres !
Et les autres, des gens d’où ?

Marie-Françoise D’un peu partout… Une dame belge qui donnait toute sa collection de poésie !
Ils sont en bon état, dans l’ensemble, vous avez vu ?

M. Terreneuve C’est vrai, j’ai l’impression que je viens juste de finir de les coudre ! Peut-être qu’on en a pris soin… peut-être qu’on ne les a pas lus…

Marie-Françoise Ah non ! Pas d’idées négatives aujourd’hui !
Pourquoi on vous les aurait pris, si c’était pour pas les lire ? Ce s’rait idiot !

M. Terreneuve Excusez-moi… C’est vrai que parfois…
Si vous saviez….
Merci, Marie-Françoise…
Si vous saviez…
Je ne sais pas comment… vous dire…

Marie-Françoise Alors, dites rien, Monsieur Julien, j’avais juste envie de vous faire plaisir, c’est tout.

M. Terreneuve Vous êtes une fille bien Marie-Françoise…
Une fille bien…

Marie-Françoise Allez, HOP ! On découpe la brioche ! Un verre de jus de pomme, Monsieur Julien ?

M. Terreneuve Et… vous… vous en avez lu un peu, avant de…

Marie-Françoise J’les ai lus… j’les ai tous lus, Monsieur Julien. Tous !



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M. Terreneuve Ces livres…
Ces livres, aux couvertures de papier peint collé, illustrées maladroitement à la main, cousus de raphia ou de corde de maçon… qui ont demandé des heures et des heures de travail, au fond de ma cave de Forcalquier puis dans la petite chambre du Foyer… ces livres sont un aveu d’échec, déchirant aveu d’échec…
L’échec d’un homme seul, face au Monde des autres hommes, face à leur Monde… L’échec d’un homme qui n’a jamais réussi à se faire ouvrir les portes de sa propre fratrie, de sa propre famille.
Dans les basses-cours, on voit comme ça des poussins-poules ou des poussins-canards que leurs propres mère et frères chassent de l’aire de nourriture et qui se débrouillent à se nourrir et à pousser dans leur coin, se cachant pour ingurgiter quelques graines à l’abri des regards inquisiteurs. Et il faut que ce soit le petit garçon ou la petite fille de la ferme qui s’émeuve et prenne un soin particulier de lui.
Comme s’il y avait plus de fraternité entre lui et le petit humain qu’avec ses congénères.
L’humain rejeté, lui, de la société des hommes, l’homme ou la femme, interdit de trouver sa place dans la grande organisation sociale, ne peut rêver d’une main extérieure protectrice et secourable !
Le Monde est une machine à broyer les individus jusqu’au clair de l’âme. Et les artistes, alors !...
Pour un artiste dont on décide que son œuvre a le droit à la Lumière, des centaines sont jetés au fond du gouffre. Et piétinés jusqu’à ce qu’ils renoncent à leur prétention à la parole !
La PAROLE, la Parole audible, officiellement admise à circuler, est une denrée gérée de façon drastique !
Il n’est pas donné à tout le monde de posséder en soi le miracle de la VISION et le talent de l’exprimer.
Sur les milliards d’individus humains qui tissent la trame soyeuse de la matière consciente, combien ont, greffée au cœur, la braise mystérieuse de l’Artiste ?
Pas tant que cela, en vérité, peu, même, en proportion.
Et pourtant chacun ne trouvera pas son espace de DIRE, son espace de MONTRER !
Parce que l’espace social du DIRE et de l’expression artistique est accaparé, rapacisé, par des élites politiques et culturelles qui ont fait main-basse, depuis la nuit des temps, sur toutes les activités valorisantes de la société.
Les cimaises des galeries, les rayons des librairies, les scènes musicales, sont encombrés des élucubrations et gesticulations bredouillantes des élites et rejetons d’élites.
Perdus dans ce magma de pâles étoiles pédantes, combien arrivent à briller de vrais soleils ?
Il s’en suicide tous les jours, on en enferme en urgence dans les hôpitaux psychiatriques, on en encamisole chimiquement et pour toujours, il s’en détruit, lentement mais surement, dans les fonds glauques des bistrots, il s’en désespère à grands cris muets dans des chambres sordides, des vrais soleils de la Poésie, de la Peinture, de la Musique !
Pendant que de ridicules ignares, de pédants versificateurs, d’imbuvables coloristes, se pavanent sur les scènes ou dans les salons, se donnent à admirer et à applaudir par des masses incultivées, dépourvues de repères, ignorantes de l’évolution et de l’envergure potentielle de la Conscience Universelle qui ne demande pourtant qu’à éclore et briller en elles.
Avec la complicité passive d’un peuple vautré dans sa paresse morale, dans sa paresse intellectuelle, dans sa lâche propension à se satisfaire de couleurs clinquantes et de rimailleries rigolotes et mièvres, les accapareurs des Arts, les violeurs du DROIT de DIRE, les Thénardier du monde de l’intelligence et de la Conscience éclairée escamotent d’immenses œuvres et leurs auteurs, les noient dans les flaques bourbeuses et noires des culs-de-basse-fosse de l’indifférence pour faire place nette à la grande pitrerie de la Culture officielle.
Et un homme… pendant des années… hargneux, serrant les dents… un homme qui sait qu’il voit juste! … qui sait qu’il sait le Monde… qui sait qu’il a compris et qu’il doit dire, témoigner, alerter, enthousiasmer, convaincre… un homme qui respire dans l’océan des mots comme un papillon chatoie à chaque perle joueuse des rayons du soleil… un homme, pendant des années, a écrit du sang de ses plaies vives, de ses larmes arrachées par des visions d’Apocalypse… un homme a coulé ses mots de douleur, souvent, et d’espoir, parfois, au blanc innocent des feuilles de papier… Cet homme, à qui l’on a refusé de prendre en charge la parole pour la porter à la connaissance de la Fratrie, cet homme a réinventé le Livre ancestral de papier et de ficelle.
Et, poussant sa cariole de livres, sa cariole de mots, il a arpenté. Sous le soleil et sous la pluie.
Et il a arpenté… arpenté…
S’entêtant.
Comme un animal, ou un enfant, qui ne sait pas lâcher prise.



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Chœur Peut-être le texte le plus tragique de Julien TERRENEUVE, « SILICIUM ». Extrait du chapitre « Ventres ».

Dans un remuement incessant, déboussolant, harassant, c’est une continuelle lutte de ventres. L’autre, les autres, tout n’est que mâchoires, estomacs, sphincters. Tout est prédateur, tout est proie. C’est le monde de l’arrache, du pillage, de la fringale, du désossement, de l’étripation, de la mastication, de la digéritude, de l’éventrement, de la hachisation, de la moulinettisation, du regard affamé, de l’éradication de l’autre, de la cramisation du vulgus, de la digestation de ses propres enfants ; petits, moyens, grands, tout le monde bouffe tout le monde, des hordes se forment, additionnant les forces isolées pour en faire des machines de guerre, des machines à détruire, à broyer ; la danse des corps, envoûtante au cœur de la vague noire est une invitation au massacre et aux égorgements, les chants les plus mélodieux appellent à mots masqués à des saint Barthélemy et des crimes sans nom ; il n’est pas un regard qui ne vous dépouille et se fasse à l’avance un festin de vous, toutes les innocences sont dévoyées à des appétits écœurants ; des milliards d’animalcules, frayant au cœur des flots, synthétisent à la louche des poisons foudroyants dont ils inondent à l’envi des bancs entiers d’alevins, un peu pour s’en gaver, beaucoup pour la beauté du geste et la hargne du monde.
Dans le déferlement de la vague gigantesque, le petit homme arraché à son pieu et délivré de sa corde se voit jeté en pâture aux appétits du monde. Lui qui s’imaginait orchestrer les créations et abrutissait de discours moralistes les crevettes de la flaque, se débat aux remous des irrésistibles courants, essaie en vain d’échapper aux morsures accablantes, aux harcèlements des protecteurs à gages. Il n’a d’emprise sur rien, en fuite perpétuelle. Il comprend bien que la sauvegarde, la survie, dépendent des appétences, des rages à bouffer les autres, prédatoriser tout et même ce qui se voudrait donner, mais ses dents se sont trop usées à mâcher du sable, il a trop tourné en rond dans sa petite flaque, il n’a pas l’habitude des raids au long cours, il n’est musclé ni de corps ni d’esprit, il s’est tellement peu nourri de sang que le goût du sang ne lui vient pas, ce goût du sang qui vous pose un peu là son « Roi de la Création », qui vous désigne comme l’objet de toutes les terreurs et de toutes les vénérations. Neptune a toutes ses dents, qu’il lime chaque jour aux os de dauphins blancs.
Il assiste, notre homme, impuissant au déroulement de la grande spirale. Homme de mots, de phrases, de discours, il ouvre la bouche pour dire, hurler, appeler, l’eau le pénètre, grouillante de choses sordides qui lui mordent la langue. Il aperçoit bien dans le trouble des luttes pour la survie d’autres « soi » qui gigotent, il essaie bien de former avec certains d’entre eux, au hasard des catas, des bancs hétéroclites de défense commune, mais le grand appétit déploie là aussi son influence universelle et le frère mange le frère, et le sang rougit jusqu’au sein des amours. La « dévore-attitude » est à ce point ancrée dans le sens de chaque vie qu’après avoir déchiré à pleine gueule toute flore et toute faune, on s’attaque rageusement à sa propre chair, torturé par la faim qui fait tourner le monde, on s’arrache soi-même par lambeaux, on se désaltère à son propre sang.. On voit des êtres, ivres de douleur, attirés par des vertiges macabres, s’empaler passionnément et sachant y pouvoir crever, aux dards empoisonnés des chevaliers de la mort.

Comme il faut bien renouveler en permanence la matière à nourrir ces ingestions de puits sans fond, on se féconde à pleines tripes, conjuguant l’ardeur des pénétrations à celles des égorgements. Tout le monde y va de son coït furtif, zyeutant du fond de son trou, l’ombre de sa prochaine proie. Déjà on se refait les dents en mordant au sang celui ou celle qui s’est donné à vous. Des poissons pirates attendent que les mères partent en chasse en abandonnant leur nid pour y faire des razzias d’œufs et de larves. Il faut sans fin renouveler le cheptel, on crée de la vie à tour de bras pour que la mort s’empiffre.
Notre petit homme, brassé au tourbillon de la vague, n’en croit pas ses yeux. Il est lâche, indubitablement lâche. Il a peur, il crève de trouille au milieu du champ de bataille. Il est lâche, se terre dans des trous obscurs, ne participe pas aux égorgements, se met à l’abri des morsures et des arrachements. Il reste insensible aux rythmes saccadés des appels de la vie, il ne sait pas se déguiser en ogre, il ne sait pas arracher sa pitance à même le corps de la bête, il ne sait pas attacher des enfants à des buissons épineux et empoisonnés, ça ne lui viendrait même pas à l’idée. Il n’a absolument pas la carrure ni l’âme des grands prédateurs, il est un étranger au monde de la vague, il traîne derrière lui le poids de sa lâcheté, on se détourne de lui comme d’une espèce de bête puante, c’est le putois des mers, la fadeur de son être le tient à l’écart des convoitises et des élans reproductifs. Quelle femelle aurait l’idée de se faire féconder par un être raplapla pareil ? Qu’est-ce que ça donnerait, des enfants de ça, au cœur des tourmentes sanglantes, des chevauchées conquérantes ? Y aurait-il un sens de faire des enfants avec quelqu’un qui ne rêve pas de bouffer le monde ? Qui ne prend même pas la peine de se déguiser en guerrier, en Attila de pacotille ?

La vague grouillante n’avait pas besoin de s’encombrer d’un organisme encore moins vindicatif qu’un mollusque. C’était même dangereux pour la dynamique propre qui la projetait aux confins des univers. Ne pouvant le digérer, par une espèce de répugnance pour son abjecte lâcheté, n’ayant pu le convertir même à de saintes croisades, elle résolut de s’en débarrasser et le cracha, au loin, s’en ressentit allégée, apurée, vivifiée.



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Marie-Françoise Vous savez, c’que j’ai préféré, c’est vos pièces pour les enfants et pour les ados.

M. Terreneuve Comme tout le monde…

Marie-Françoise Celle avec le singe qui en est pas un… Sa façon, à la fin, de pardonner à son bourreau, les deux gamines qui… qui…

M. Terreneuve Qui ne tombent pas dans le piège de penser que tout est normal ! Qui s’indignent ! Qui se révoltent…

Marie-Françoise C’est ça, elles acceptent pas de voir… elles ont envie de… Dans toutes vos pièces pour les jeunes, c’est un peu pareil… Ça tourne pas rond, y’a des choses pas justes… on intervient, on fait tout pour que…
Le coup des « Perles rouges », j’ai beaucoup aimé ! Ça a été joué ?

M. Terreneuve Oui, à un moment, il y en a quelques unes qui… des ateliers pour enfants, une ou deux classes… Il y a longtemps que je n’ai plus de nouvelles de tout ça…
Je n’ai plus de lien avec rien, vous le savez bien…

Marie-Françoise Faut qu’j’vous fasse une confidence… Je … Je vous ai pas dit… j’pensais pas que… vous savez, avant d’avoir ma fille… je… je jouais, dans une troupe !
En amateur, hein, vous savez… mais quand-même… j’ai joué pas mal de choses… on tournait dans la région, un peu dehors, aussi !
Des auteurs modernes surtout, Miñana, Duringer, Alègre, Siméon, Visniec… plein d’autres…
Ca a été vraiment de grands moments de bonheur, vous savez… Bien sûr, vous savez… puisque…

M. Terreneuve Je vous comprends… qui n’a pas vécu cela ne peut pas… moi-même…

Marie-Françoise Vous avez joué, aussi ? Vous avez connu ça ?

M. Terreneuve Un peu… oui…

Marie-Françoise Vous aussi, vous aviez peur, avant de rentrer ?…. Moi, j’en étais malade ! Les boyaux ! Une vraie pelote de corde à nœuds ! Et la gorge ! Douloureuse comme pour une angine…
Et puis, dès que… Hop ! Tout donner… Plus que le personnage, plus que le texte, les partenaires… Prise comme dans une sorte de…

M. Terreneuve … d’ivresse, de vertige….

Marie-Françoise Foncer tête la première… Faut qu’ça passe ! Faut qu’ça passe ! Et le pire, c’est qu’ça passe, même quand ça coince !

M. Terreneuve … la chute dans le vide… se récupérer aux branches… retomber sur ses pieds… ni vu ni connu…

Marie-Françoise … j’t’embrouille ! Ah ! Ça m’en rappelle ! Si j’vous racontais…




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M. Terreneuve A un moment, ça a penché plus du côté de l’écriture que… Je faisais du dessin, de la peinture, vous savez ! De la vraie ! Des grandes toiles, des… des collages aussi… Un peu pour amuser mon gamin, les collages…

Marie-Françoise Vous avez un fils, Monsieur Julien ?

M. Terreneuve Je n’ai pas trop envie de…

Marie-Françoise Excusez-moi… je voulais pas… Quel genre de peinture ? Vraiment des grands trucs ?

M. Terreneuve Des grands trucs ! Des grands trucs, oui, et des petits aussi. Les petits, plutôt genre B.D.
Pour les grands, un peu comme mes textes, tristes, cyniques, parfois. Surtout les collages ! J’avais un humour mordant, à l’époque ! … Il ne m’en reste pas lourd, n’est-ce pas ? Quand on me voit maintenant, on a du mal à croire que…

Marie-Françoise Ça reviendra, peut-être… Si…

M. Terreneuve S’il y a bien une chose sûre au Monde, c’est que jamais je ne retrouverai la « Flamme » ! Il a assez plu sur la braise pour que…

Marie-Françoise J’ai rien dit ! J’ai rien dit ! Et alors, pourquoi plus l’écriture que la peinture ? Par préférence, ça vous était plus facile…

M. Terreneuve Je ne sais pas trop, à vrai dire… L’opportunité, déjà, quand Guy-Charles m’a demandé des petits textes pour sa troupe de jeunes…

Marie-Françoise Génial, ça !

M. Terreneuve Et puis, peut-être, une illusion d’optique, une erreur d’appréciation de l’état intellectuel de mon Pays… J’ai cru, à un moment, que l’écrit passait bien, qu’il y avait une vraie curiosité pour le texte, les échanges d’idées… Je vivais à l’époque dans un milieu d’artistes assez curieux de la poésie, des mots… J’ai dû me tromper en croyant que le reste de la société respirait de cet oxygène-là…
J’ai pris énormément de plaisir à écrire mes pièces pour ados, d’en voir deux-trois jouées… Superbement jouées, même ! Des moments inoubliables !
Alors, je me suis dit que ça y était, que bientôt, ce travail se ferait connaître, qu’on me demanderait d’en écrire d’autres, encore et encore…
Quel naïf j’étais !

Marie-Françoise Pourquoi vous dites ça ?

M. Terreneuve Parce que dans ce monde aussi, j’allais dire SURTOUT, tout est piégé, tapissé d’arrière-pensées et creusé de chausse-trappe. Il n’était pas prévu de mettre en avant l’écriture et les messages d’un auteur, mais de valoriser les savoir-faire d’un metteur en scène !
On a même été jusqu’à jouer mes pièces sans indiquer mon nom et le titre de l’œuvre !

Marie-Françoise Ça existe, ça ? Je sais bien que dans ce milieu… mais ça !

M. Terreneuve Si vous saviez ce à quoi j’ai assisté, niveau respect du travail de l’auteur ! Il y a des gens qui confondent pièce de théâtre et motte de pâte à modeler !
Le pire, dans l’histoire, c’est que les spectateurs croient que vous avez écrit ce qu’ils ont vu !
« - Excusez-moi, c’est vous l’auteur de cette pièce ? – Oui, pourquoi, elle ne vous a pas plu ? – Ben, à vrai dire, je n’ai rien compris, excusez-moi… - Et bien moi non plus, je n’ai rien compris à ce que j’ai vu ! ».
Alors, je me suis un peu fâché… avec l’un, avec l’autre… Et puis … peu à peu… Mais ça n’a plus d’importance, vous savez, ce n’est pas grave…
Remarquez, heureusement, je n’ai pas vécu que des…
Il y a même eu de sacrés moments… A pleurer de joie, si vous saviez !

Marie-Françoise Racontez-moi !

M. Terreneuve Par exemple, j’avais une amie, Colette, qui lisait très bien à haute voix. Très bien ! Très vivante… Et surtout, qui aimait partager des idées, leur donner une chance d’exister au Monde ! Alors, de temps en temps, quand une rare occasion se présentait, nous vivions le bonheur de lire un des textes devant du public. Oh ! Des petits publics, n’est-ce pas, trente, quarante personnes… Mais quelles soirées inoubliables ! Les seuls moments de ma vie d’auteur où j’ai eu le sentiment de ne pas écrire sur le sable du désert, de semer enfin de la Parole !

Marie-Françoise Vous l’avez revue, cette… Colette ? Vous savez où elle est ?

M. Terreneuve Vous savez bien que je n’ai plus… Quand j’ai… Enfin, quand… j’ai lâché prise… Je n’ai plus vu personne. Par ma faute, hein ! C’est moi qui… J’ai juste arrêté de donner des nouvelles, j’ai juste tout arrêté, je n’ai plus répondu aux courriers… aux…
Ni elle, ni les autres… Personne… Ils doivent tous se demander si…

Marie-Françoise Vous aviez beaucoup d’amis, des gens qui s’intéressaient à vos livres, à vos… ?

M. Terreneuve Amis… non ! Très très peu, en fait… Des femmes, en marjorité, d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi… Une plus grande ouverture d’esprit, peut-être, plus de sensibilité… Des artistes, surtout, une espèce de reconnaissance mutuelle… Ca m’a beaucoup manqué, après… Les mots gentils, les encouragements, les petits clins d’œil… Beaucoup manqué…

Marie-Françoise S’cusez-moi, chuis indiscrète, hein… Y’en avait une qui était votre … votre… « Copine »…

M. Terreneuve Vous m’faites rire, vous ! Une « Copine » ! Bien sûr que non. Personne. Il y a des années et des années que…. Vous savez, un bonhomme toujours triste… toujours…. Les femmes…elles préfèrent quelqu’un qui…

Marie-Françoise Et alors, dites-moi, je saute du coq à l’âne, là… Et toutes vos pièces, tous les autres textes, c’étaient des commandes, aussi ?

M. Terreneuve Bien sûr que non ! Comment vous expliquer… Vous, vous respirez ? Et bien, répondez ! Vous respirez !

Marie-Françoise Ben oui, quelle question !

M. Terreneuve Vous respirez ! Comme les gens normaux. Et bien moi, ma petite, moi, et puis d’autres, hein, je ne suis pas tout seul dans ce cas, moi, je ne respirais pas ! Vous m’entendez ! Je ne respirais pas ! J’écrivais ! C’est comme je vous le dis : j’écrivais ! Voilà ! Quand ça me prenait, que je ne pouvais plus rien retenir sans exploser, vite, vite ! Un crayon, du papier ! Et vas-y mon bonhomme, tout ce qu’avaient vu mes yeux, tout ce qu’il m’était impossible de digérer de leur Monde sans queue ni tête, tout ce que me susurraient les petits diables de personnages qui peuplaient mon cerveau en vadrouille : tout cela se déversait en vers ou en répliques de théâtre ! Plus de nuits, plus de jours, le bon Julien dans sa cambuse, à gribouiller des pages et des pages de son jus de cervelle ! Et après, advienne que pourra ! Ils prennent, ils ne prennent pas, il fallait que les choses soient dites, elles l’étaient ! Point à la ligne !
Bien sûr, vous avez raison, il est arrivé, quelques fois, qu’on me commande un texte. De théâtre, en particulier …. Ce n’est pas si simple, vous savez, d’écrire du théâtre… Généralement, quand je rendais ma copie, ça avait le don de ne pas plaire à ceux qui m’avaient commandé l’œuvre !
Les gens ont souvent le défaut de croire que tout se ressemble dans ce bas-monde et qu’il suffit de demander tel ou tel style d’ « objet-écriture ».
Manque de chance, moi, j’avais ma musique propre, mon regard propre, et souvent, ça avait du mal à coller !
« -On aurait aimé à la manière de… »
« -Et bien, demandez-lui, à cet auteur, qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ? Je ne suis pas une photocopieuse ou le clone de je ne sais qui ! »

Marie-Françoise Lesquelles, par exemple, vous avez écrit et que ça a pas…

M. Terreneuve Par exemple, « COL DE LA BICHE »… « TROIS P’TITS COQUELICOTS »… « LIGNES DE FUITE » … « LE MARIAGE D’ARLEQUIN »…

Marie-Françoise « LIGNES DE FUITE » ? Ça leur a pas plu ? Odile, la SDF, Kavichy, le vieux facho, Samy, le poète, Marco, le super-pote qui doit le suivre au bout du Monde et les autres, tous les autres, Cassy, la belle Cassy, qui repeint les murs gris de la Cité de toutes les couleurs ? Ça leur a pas plu ?

M. Terreneuve Faut même croire que ça ne plaît à personne puisque cette pièce n’a jamais été jouée. Par personne. Nulle part ! Enfin, à ce que j’en sais…
Et ce n’est pourtant pas les troupes avec des ados qui manquent !

Marie-Françoise « TROIS P’TITS COQUELICOTS », j’ai beaucoup aimé aussi… Deux beaux personnages de femmes. Chais pas laquelle j’aurais préféré jouer…

M. Terreneuve Les deux, peut-être… Avec un bon metteur en scène…
En tout cas, Marie-Hélène, sans aucun doute !

Marie-Françoise La pauvre… Les lettres déchirantes qu’elle écrit à sa Maman… La pauvre fille… On a tellement envie de l’aimer….

M. Terreneuve C’est ce que fait si bien Bûchette… Trop tard, hélas…

Marie-Françoise Ça vous est venu comment, l’idée de cette histoire ?

M. Terreneuve La vie, Marie-Françoise, la vie… A force d’en voir et d’en entendre…. Après, il n’y a plus qu’à….

Marie-Françoise On dirait que vous aimez vos personnages… ça se sent… la façon de les faire parler…

M. Terreneuve Je les aime, ma belle, je les aime….. Je les retrouve comme on retrouve des amis… Vivants pour moi… vivants, pour moi…. Parce que pour le Monde, pour qui je les ai pourtant fait surgir, à qui je les offrais, fraternellement, ils n’ont quasiment jamais eu d’existence. Des Zombies, comme leur créateur…. Des morts-vivants, eux aussi… tous autant qu’ils sont…. De l’encre sans vie sur du papier mort.

Marie-Françoise AH ! Monsieur Julien, s’il vous plait, Monsieur Julien…

M. Terreneuve Excusez-moi, ma petite… Cela est si douloureux… si triste… si …

Marie-Françoise …si… si injuste, je l’sais bien Monsieur Julien… Je l’sais bien…


Préc. Tab. 26-27-28-29-30 Suiv.

Denis MARULAZ "Dissolution d'un ectoplasme" Texte déposé Sept. 2010

1 commentaire:

  1. PUISSANT, Denis, tout simplement PUISSANT ! ça me fait pleurer chaque fois que je viens te lire.

    Bien à toi
    Faustine

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