Illustration D.M.
-11-
Marie-Françoise Qu’est-ce vous croyez, Monsieur TERRENEUVE… Monsieur Julien TERRENEUVE…
Pas par curiosité malsaine, que je vous demande cette faveur de me montrer votre travail, chuis pas une débile… Me mêler de ce qui me regarde pas…
C’est pas mon genre, vous le savez bien !
Vous avez appris à me connaître non!
Vous avez pas confiance en moi ?
J’ai p’t’et’ pas le droit de dire ce que je vais vous dire, mais c’est comme ça.
C’que j’voudrais, c’est qu’vous m’regardiez plus comme une « travailleuse sociale »… Comme une « espionne », une « balance », p’t’et’ même !
C’qui m’f’rait vraiment plaisir, vous voyez, c’est qu’entre nous, ça soit différent.
Que vous me considériez comme une… une amie… une confidente… quelqu’un en qui vous avez confiance…à qui vous avez pas peur de tout dire… de tout exprimer.
Chuis pas Psy, moi, chuis pas là pour vous juger, pour vous…
Pas plus que chuis une boniche !
Ça commence par là, d’ailleurs !
J’en ai marre de vous faire la cuisine pendant que vous restez à rien faire assis sur votre chaise.
Vous pourriez au moins mettre les mains à la pâte.
Vous allez pas m’dire que vous savez pas éplucher une pomme de terre, à votre âge !
La vérité, c’est qu’vous me prenez pour une ennemie, pour votre ennemie ! Et que vous me le faites payer par cette froideur, par cette… par ce… ce mépris !
Voilà ! C’est du mépris !
Quand je pense à votre comportement à mon égard, à ce … à ce putain de silence que vous m’opposez en permanence, ça me révolte !
Ça me blesse, au plus profond de moi !
Vous comprenez ce que je vous dis ?
Je me sens blessée par vous, au plus profond de mon Humanité.
Pire que si j’étais un chien des rues !
Si ça se trouve, il aurait droit à une caresse, à un os, le chien des rues.
Moi, j’ai eu droit à un « Merci », une fois.
Un mot en trois mois.
« MER-CI ».
Et encore, je suis même pas sûre de savoir pourquoi.
Au début, quand j’vous ai rencontré dans les circonstances que… que…
J’me suis dit : « -Ce monsieur, il a souffert, il souffre encore beaucoup, mais ça a l’air d’un monsieur bien… ça va être super de l’aider à sortir de là… de lui redonner le goût de… le goût de… ».
J’étais heureuse, vous savez, heureuse comme tout, le matin et le soir, de venir mettre un peu de vie dans cette solitude crasseuse qui vous englobe en permanence.
J’ me disais « -Y va être content, j’lui ramène sa belle chemise jaune bien repassée… ou bien le livre sur les chats pasque j’avais remarqué que vous regardiez les chats dans la rue avec un air… ».
Chais pas, moi, j’étais contente pasque j’avais mis ma belle robe avec les fleurs saumon et que ça mettrait un peu de soleil dans votre vie, enfin que j’me disais…
Et chaque fois, vous faites comme si rien… comme si…
Au début, j’me disais : « -Il ose pas, ou, il a pas l’habitude, ou… chais pas… il est encore enfermé dans son monde, son monde passé qui l’a tant fait souffrir, qui l’a détruit, démoli… Mais ça va changer, j’me disais, d’ici quelques semaines, bientôt, il va en sortir, y va refleurir, comme les plantes au printemps, c’est obligé, c’est la vie, c’est la vie ! Elle gagne toujours, la vie, elle finit toujours par reprendre le dessus ! C’est même ça qui fait que c’est la vie ! »
La VIE !
Vous m’entendez, Monsieur TERRENEUVE, la VIE !
Elle est là, que vous le vouliez ou non, elle est là ! Autour de vous !
Je suis la VIE, moi, je suis la VIE, moi aussi, et vous avez pas le droit, vous entendez, je vous interdis de me considérer comme… comme RIEN !
J’vous l’ai déjà dit ! Et j’vous l’répète !
C’est injuste, c’est inhumain ! C’est pas bien !
« -Ça va changer, j’me disais, y’a pas longtemps encore, il va s’ouvrir, se confier, me laisser entrer dans sa vie, me faire une petite place de… chais pas, moi, de… sa grande fille… une complice… une super- copine qu’on emmène au cinéma, aux expos, chais pas, moi… à qui on parle, au moins, à qui on dit les choses, les belles et les merdes, c’est pas grave, chuis plus une gamine, chuis quelqu’un à qui on peut tout dire sans penser à l’institution et savoir si c’est bien ou si c’est mal qu’est-ce j’en ai à foutre moi si c’est bien ou si c’est mal, la morale et les anathèmes ça suffit merde ! »
Pis non.
A un moment j’ai cru que… pis non.
J’ai pas réussi.
Vous m’avez pas ouvert la porte.
Chuis restée la travailleuse sociale qui vient pour les courses et la cuisine.
La bonne femme qui vous matonne trois heures par jour et qui va répéter vos faits et gestes à la cheftaine.
Je viens plus avec plaisir, Monsieur TERRENEUVE, je viens plus avec enthousiasme, depuis quelques jours.
Je viens pasqu’y faut, pasque c’est comme ça, obligé, pour le boulot.
Je sais que j’aurai jamais droit à un sourire, un bonjour, un…
Je sais qu’ je viens dans une maison triste voir un monsieur vide…
Un homme qui m’ considère pas comme une femme normale, comme une amie…
Vous m’faites du mal, monsieur Julien, vous m’faites énormément de mal.
Dans la vie, on peut peindre les choses couleur soleil ou les jeter dans la nuit.
Vous me jetez dans une sale nuit froide, Monsieur TERRENEUVE.
Ça me détruit, j’me sens honteuse… j’me sens… salie…
Bientôt, j’pourrai plus regarder ma fille et mon mari en face.
J’ai l’impression de devenir une femme… indigne.
Vous n’avez pas le droit, Monsieur, vous n’avez pas le droit…
M. Terreneuve Pardon…
Pardon…. Si je vous ai…
Vous êtes…
Quelqu’un… de très bien…
Marie-Françoise…
De... très bien…
C’est juste moi qui… qui…
C’est juste que…
S’il vous plait…
Ne me laissez pas…
S’il vous plait…
Je vais essayer…
Je suis si loin… si profond…
Je… Je….
Vous avez raison pour la nuit…
Sale endroit, la nuit…
Sale endroit.
Ça happe, ça dévore.
On ne réchappe pas de la nuit des hommes.
Marie-Françoise On peut s’en échapper, Monsieur Julien, y suffit d’une simple braise, et c’n’est plus la nuit.
Chuis avec vous, Monsieur Julien, j’vous promets, j’vous abandonnerai pas.
J’vous promets.
Pas par curiosité malsaine, que je vous demande cette faveur de me montrer votre travail, chuis pas une débile… Me mêler de ce qui me regarde pas…
C’est pas mon genre, vous le savez bien !
Vous avez appris à me connaître non!
Vous avez pas confiance en moi ?
J’ai p’t’et’ pas le droit de dire ce que je vais vous dire, mais c’est comme ça.
C’que j’voudrais, c’est qu’vous m’regardiez plus comme une « travailleuse sociale »… Comme une « espionne », une « balance », p’t’et’ même !
C’qui m’f’rait vraiment plaisir, vous voyez, c’est qu’entre nous, ça soit différent.
Que vous me considériez comme une… une amie… une confidente… quelqu’un en qui vous avez confiance…à qui vous avez pas peur de tout dire… de tout exprimer.
Chuis pas Psy, moi, chuis pas là pour vous juger, pour vous…
Pas plus que chuis une boniche !
Ça commence par là, d’ailleurs !
J’en ai marre de vous faire la cuisine pendant que vous restez à rien faire assis sur votre chaise.
Vous pourriez au moins mettre les mains à la pâte.
Vous allez pas m’dire que vous savez pas éplucher une pomme de terre, à votre âge !
La vérité, c’est qu’vous me prenez pour une ennemie, pour votre ennemie ! Et que vous me le faites payer par cette froideur, par cette… par ce… ce mépris !
Voilà ! C’est du mépris !
Quand je pense à votre comportement à mon égard, à ce … à ce putain de silence que vous m’opposez en permanence, ça me révolte !
Ça me blesse, au plus profond de moi !
Vous comprenez ce que je vous dis ?
Je me sens blessée par vous, au plus profond de mon Humanité.
Pire que si j’étais un chien des rues !
Si ça se trouve, il aurait droit à une caresse, à un os, le chien des rues.
Moi, j’ai eu droit à un « Merci », une fois.
Un mot en trois mois.
« MER-CI ».
Et encore, je suis même pas sûre de savoir pourquoi.
Au début, quand j’vous ai rencontré dans les circonstances que… que…
J’me suis dit : « -Ce monsieur, il a souffert, il souffre encore beaucoup, mais ça a l’air d’un monsieur bien… ça va être super de l’aider à sortir de là… de lui redonner le goût de… le goût de… ».
J’étais heureuse, vous savez, heureuse comme tout, le matin et le soir, de venir mettre un peu de vie dans cette solitude crasseuse qui vous englobe en permanence.
J’ me disais « -Y va être content, j’lui ramène sa belle chemise jaune bien repassée… ou bien le livre sur les chats pasque j’avais remarqué que vous regardiez les chats dans la rue avec un air… ».
Chais pas, moi, j’étais contente pasque j’avais mis ma belle robe avec les fleurs saumon et que ça mettrait un peu de soleil dans votre vie, enfin que j’me disais…
Et chaque fois, vous faites comme si rien… comme si…
Au début, j’me disais : « -Il ose pas, ou, il a pas l’habitude, ou… chais pas… il est encore enfermé dans son monde, son monde passé qui l’a tant fait souffrir, qui l’a détruit, démoli… Mais ça va changer, j’me disais, d’ici quelques semaines, bientôt, il va en sortir, y va refleurir, comme les plantes au printemps, c’est obligé, c’est la vie, c’est la vie ! Elle gagne toujours, la vie, elle finit toujours par reprendre le dessus ! C’est même ça qui fait que c’est la vie ! »
La VIE !
Vous m’entendez, Monsieur TERRENEUVE, la VIE !
Elle est là, que vous le vouliez ou non, elle est là ! Autour de vous !
Je suis la VIE, moi, je suis la VIE, moi aussi, et vous avez pas le droit, vous entendez, je vous interdis de me considérer comme… comme RIEN !
J’vous l’ai déjà dit ! Et j’vous l’répète !
C’est injuste, c’est inhumain ! C’est pas bien !
« -Ça va changer, j’me disais, y’a pas longtemps encore, il va s’ouvrir, se confier, me laisser entrer dans sa vie, me faire une petite place de… chais pas, moi, de… sa grande fille… une complice… une super- copine qu’on emmène au cinéma, aux expos, chais pas, moi… à qui on parle, au moins, à qui on dit les choses, les belles et les merdes, c’est pas grave, chuis plus une gamine, chuis quelqu’un à qui on peut tout dire sans penser à l’institution et savoir si c’est bien ou si c’est mal qu’est-ce j’en ai à foutre moi si c’est bien ou si c’est mal, la morale et les anathèmes ça suffit merde ! »
Pis non.
A un moment j’ai cru que… pis non.
J’ai pas réussi.
Vous m’avez pas ouvert la porte.
Chuis restée la travailleuse sociale qui vient pour les courses et la cuisine.
La bonne femme qui vous matonne trois heures par jour et qui va répéter vos faits et gestes à la cheftaine.
Je viens plus avec plaisir, Monsieur TERRENEUVE, je viens plus avec enthousiasme, depuis quelques jours.
Je viens pasqu’y faut, pasque c’est comme ça, obligé, pour le boulot.
Je sais que j’aurai jamais droit à un sourire, un bonjour, un…
Je sais qu’ je viens dans une maison triste voir un monsieur vide…
Un homme qui m’ considère pas comme une femme normale, comme une amie…
Vous m’faites du mal, monsieur Julien, vous m’faites énormément de mal.
Dans la vie, on peut peindre les choses couleur soleil ou les jeter dans la nuit.
Vous me jetez dans une sale nuit froide, Monsieur TERRENEUVE.
Ça me détruit, j’me sens honteuse… j’me sens… salie…
Bientôt, j’pourrai plus regarder ma fille et mon mari en face.
J’ai l’impression de devenir une femme… indigne.
Vous n’avez pas le droit, Monsieur, vous n’avez pas le droit…
M. Terreneuve Pardon…
Pardon…. Si je vous ai…
Vous êtes…
Quelqu’un… de très bien…
Marie-Françoise…
De... très bien…
C’est juste moi qui… qui…
C’est juste que…
S’il vous plait…
Ne me laissez pas…
S’il vous plait…
Je vais essayer…
Je suis si loin… si profond…
Je… Je….
Vous avez raison pour la nuit…
Sale endroit, la nuit…
Sale endroit.
Ça happe, ça dévore.
On ne réchappe pas de la nuit des hommes.
Marie-Françoise On peut s’en échapper, Monsieur Julien, y suffit d’une simple braise, et c’n’est plus la nuit.
Chuis avec vous, Monsieur Julien, j’vous promets, j’vous abandonnerai pas.
J’vous promets.
-12-
Chœur « DES HOMMES SONT VENUS », extraits.
Sur un petit mamelon,
barbu d’une herbe sèche,
un petit garçon
tout nu, assis,
une feuille de papier
sur les genoux,
un crayon multicolore
dans la main.
Il dessine.
Une petite fille,
nue aussi,
tournicote
autour de lui
comme une mouche
agaçante.
« - Qu’est-ce que tu dessines ?
- Ben, je dessine la fête,
là-bas
et le gros arbre au milieu.
- Je peux regarder ?
- Pas encore, j’ai pas fini.
- Y’a quoi, sur ton dessin ?
- Ben, y’a l’arbre, je t’ai dit,
y monte jusqu’au ciel
il est bleu, le ciel
il est vert, l’arbre.
Tout en bas de l’arbre
y’a les papas
et les mamans
et tous les gens.
- Qu’est-ce- qu’y font
tous les gens
les papas, les mamans ?
- Ben, y sont là,
en bas de l’arbre,
y dansent
y chantent
y crient.
- C’est tout c’qu’y’a,
sur ton dessin ?
- Non, y’a aussi
des écureuils
des oiseaux
de toutes les couleurs
et des scarabées
et des fourmis !
Y sont tous dans l’arbre
et y regardent la fête ! »
Bien sûr,
de son petit mamelon
barbu d’herbe sèche
il ne peut voir les écureuils
les oiseaux, les fourmis, les scarabées,
mais il est venu tant de fois
jouer à l’ombre
fraîche du monstre,
mais son grand-père
lui a tant raconté
le monde de l’arbre
qu’il n’a pas besoin
de voir l’écureuil
l’oiseau, la fourmi
le scarabée
pour les dessiner,
de son crayon
multicolore,
volants
cabriolants
rampants
tiraillant de lourdes brindilles.
Il les sait,
il les dessine
avec son cœur.
La petite fille toute nue
s’immobilise devant lui,
interposée juste
entre le dessin et l’arbre,
déhanchée,
tête inclinée,
tout sourire.
« - Je peux le voir
ton dessin, dis ?
- Pousse-toi,
tu me caches…
Hé ! regarde !
L’arbre ! Y danse !
Regarde, l’arbre
Y s’approche !
Y s’approche ! »
La petite fille se retourne
frémit
serre sa tête
entre ses mains crispées
et hurle
et poignarde
l’espace
de son cri
qui n’en finit plus.
Alors
comme échappé
des fondations du monde
un craquement lugubre
déchirant
sinistre,
chapelet de mille et mille
gémissements infernaux
arrachés à mille et mille
fibres torturées vives
au cœur de l’être
qui valse
quelques instants,
comme incertain,
qui s’abandonne
qui fléchit
qui ploie
qui s’affale enfin
de tout son poids
de toute sa mort
sur la masse hagarde
paralysée
pétrifiée
d’un peuple,
du peuple
qui l’a vaincu.
Explosant
dans sa chute
le géant
fauche de ses éclats tièdes
et tranchants
les hommes
par centaines
par milliers,
ceux-là même qui jouaient,
enfants,
à son ombre
crissante de cigales,
qui faisaient l’amour,
immortels,
au creux des racines puissantes
de son érection,
qui, dans le secret
des nuits brumeuses,
s’imprégnaient
de ses ondes bénéfiques
et priaient et pleuraient
à vous en fendre l’âme
pour des bonheurs
fugaces.
Des files harassées d’hommes
de femmes, d’enfants
éberlués
voûtés de détresse
de douleur
de fatigue
de désespoir
reprennent lentement
les chemins poussiéreux
des villages lointains.
Chahutée
par une brise vespérale,
une feuille de papier
s’élève
et plane
dans l’air violet,
offrant au vide spatial
l’image d’un peuple dansant
autour d’un arbre
d’un écureuil
d’un oiseau
d’un scarabée
d’une fourmi,
le dessin
qu’aurait voulu offrir
un petit garçon nu
à une petite fille nue
taquine
déhanchée
la tête légèrement penchée
et au sourire
moqueur.
-13-
(Au mur, exposés anarchiquement, des dessins sombres, hachés, hachurés, bousculés, sinistres, griffonnés pour certains de phrases hallucinantes de désespoir.)
M. Terreneuve Excusez-moi.
Je les enlèverai.
Je les ai mis juste pour…
Vous montrer…
Que finalement, vaut mieux que je les cache.
En vrac.
A la poubelle.
Marie-Françoise Quelle idée !
Ça aurait servi à quoi de faire… de faire… cela… si c’est pour le jeter à la poubelle ?
Ça mérite d’être vu, je vous assure…
M. Terreneuve Ça ne mérite rien.
Ce ne sont pas des œuvres d’art ! N’allez pas croire…
Ça ne viendrait à l’idée de personne de penser que…
Et pas à vous.
Je vous connais.
Et encore moins à moi.
Marie-Françoise Est-ce qu’on sait ce qu’est une œuvre d’art ?
Moi, j’en sais rien !
On me montre des trucs, ça me plait ou pas, point barre.
M. Terreneuve Il n’y a rien d’artistique là dedans.
Ça, c’est des radiographies. De mon âme.
Comme à l’hosto avec les torses ou les bras cassés, exposés à la lumière froide des néons!
Radiographies d’une âme fracassée !
Ce ne sont pas des dessins ! Vous voyez bien la gueule que ça a!
C’est de l’impossibilité de dessins.
Ce ne sont pas des phrases, des vers, ce sont des fœtus morts de mots avortés d’un homme dont on a cautérisé la voix…
Des lambeaux de douleur…
Que je ne sais plus…
Jusqu’à la perspective d’un trait fini…
D’une phrase complète….
Je ne puis imaginer…
De finir…
Je suis pris de vertige…
J’ai peur…
J’ai peur…
Marie-Françoise Ne vous désespérez pas, Monsieur Julien, vous avez tellement progressé ! Rappelez-vous, au début…
M. Terreneuve J’ai juste accepté, décidé, de vous faire confiance, de ne pas vous perdre.
Pour vous, surtout.
Marie-Françoise Comment ça, pour moi ? Par pitié pour la pauvre petite travailleuse qui se sent pas appréciée dans son travail, peut-être ?
La confiance, ça se donne pas par charité …
M. Terreneuve Mais je ne dis pas ça ! Ce n’est pas cela que je dis !
Je veux juste dire que…
Que vous sachiez que…
Que ça ne soit pas une torture pour vous de venir ici…
Comme vous m’avez avoué un jour.
Alors oui, je vous fais confiance…
Alors oui, je vous dis que je ne veux pas vous perdre !
Parce que ça vous aide à exister, à vous sentir exister. A vous conforter dans l’idée que vous servez à quelque-chose de bien… que votre vie a un sens
Je n’ai strictement aucun pouvoir sur quoi que ce soit dans ce monde, mais ça, oui, je peux le faire.
Vous ouvrir ma porte le matin et vous dire que ça me fait plaisir de vous recevoir.
De vous permettre de vous sentir utile en organisant la vie d’un vieil homme qui ne sait plus faire cela.
Parce qu’il est mort !
Il est mort !
Il est mort !
Il est mort !
Et ce n’est pas un acte de charité…
Ce n’est pas un cadeau que je vous fais en acceptant votre intervention quotidienne !
Je sais que je vous ferai plus verser de larmes que fleurir votre beau sourire !
Je suis malade à l’avance de savoir qu’inéluctablement…
Fatalement… ce soir, demain ou dans un mois…
Vous rentrerez chez vous…
Fracassée de la douleur d’un sentiment… d’échec … d’impuissance…
Je ne puis rien vous promettre…
Les morts ne promettent rien…
Ne peuvent rien.
Même revêtus encore des oripeaux menteurs d’une apparence humaine.
Marie-Françoise Encore cette histoire de mort-vivant !
De corps inhabité !
Chuis peut-être débile, mais je sais faire la différence entre un cadavre et un bonhomme qui respire et qui prend son petit déjeuner en sirotant bruyamment son café au lait !
Chais encore faire la différence, cher monsieur, entre un squelette enfermé dans sa boite en sapin et un Papi légèrement ventripotent qui essaie une chemise devant la glace de la cabine au supermarché !
C’est quand-même pas les pissenlits par la racine que vous mangez pour vos repas, mais les p’tits plats mijotés et les flans au chocolat que vous a préparés, non pas un croque-mort au fond d’une crypte glaciale, mais la bonne petite Marie-Françoise qui chantonne gentiment des chansons à l’eau de rose au fond de la cuisine pleine d’odeurs appétissantes !
Alors, le coup du mort-vivant, du fantôme, de la loque qui se traine vidée d’son âme et de dieu sait quoi encore, basta !
Moi, j’veux bien comprendre c’qu’on veut !
J’veux bien qu’y ait des situations un peu compliquées à raconter.
J’veux bien qu’y ait des gens qui savent plus vraiment qui y sont et où y z’habitent !
J’veux bien qu’on soit déstabilisé au point de plus s’reconnaître dans un miroir !
Vous voyez, ça va loin, j’peux avoir les idées larges !
J’veux bien tout c’qu’on veut !
Mais faut quand-même qu’ça tienne debout !
On m’a pas confié à veiller un cadavre dans une chambre mortuaire mais à aider dans son quotidien un certain Monsieur TERRENEUVE, Monsieur Julien TERRENEUVE, soixante-deux ans et que des difficultés sociales et peut-être psycho-machin ont poussé à adopter un comportement asocial et autodestructeur…
M. Terreneuve Traitez-moi de malade mental, tant que vous y êtes !
Marie-Françoise J’vous traite de rien du tout ! J’me permettrais pas et chuis pas là pour ça et c’est pas mon genre !
J’vous expose juste la situation qui m’fait penser, comprendre et vous exposer que j’n’ai pas la charge d’un mort annihilé à tout jamais de la surface de la Terre, mais d’une personne vivante ! VIVANTE !
Qui a peut-être le sentiment de plus exister, mais que j’peux aider, que j’VEUX aider, à retrouver le sens de sa vie !
C’est peut-être des grands mots, j’m’en excuse, mais c’est c’que j’pense et c’est comme ça que j’vois mon rapport à vous.
M. Terreneuve Mais qui êtes vous, à la fin, pour décider…de …
De qui est vivant et de qui est mort !
Savez-vous de quoi vous parlez ?
Vous êtes vraiment primaire, vous !
Vous regardez un bonhomme solitaire dans sa chambre grise et qui porte une cuillerée de soupe à sa bouche et vous dites :
« -Celui-ci est vivant ! »
Vous en voyez un autre, tout raide, tout bleu, dans son drap blanc, une rose à la main et deux femmes en larmes à son chevet et vous décidez :
« -Celui-là est mort ! »
Comme ça, d’un simple coup d’œil !
L’un est vivant, évidemment, et l’autre est mort, bien entendu !
Comme si c’était si simple !
Qu’est-ce que vous savez de la mort ?
Qu’est-ce que les gens savent de la mort ?
On passe son temps à assassiner les gens et l’on voudrait qu’ils se croient vivants ?
Ouvrez les yeux, ma petite fille, on n’est pas dans Pimprenelle et Nicolas ! Bonne nuit, les petits, dormez, je le veux !
Ouvrez les yeux !
Le Monde est peuplé de morts !
Le Monde est un gigantesque champ de cadavres…
Qui portent pourtant leur cuillerée de soupe à leur bouche… Comme des Zombies !
Et qui couchent, tant qu’ils en ont la force, les mots raides et les couleurs glauques de leur désespoir sur le lit spongieux du vil papier qu’ils déchiquettent ensuite ou jettent rageusement froissé dans la poubelle de la parole interdite.
Puisqu’ils sont morts et qu’ils n’ont pas le droit de DIRE.
M. Terreneuve Excusez-moi.
Je les enlèverai.
Je les ai mis juste pour…
Vous montrer…
Que finalement, vaut mieux que je les cache.
En vrac.
A la poubelle.
Marie-Françoise Quelle idée !
Ça aurait servi à quoi de faire… de faire… cela… si c’est pour le jeter à la poubelle ?
Ça mérite d’être vu, je vous assure…
M. Terreneuve Ça ne mérite rien.
Ce ne sont pas des œuvres d’art ! N’allez pas croire…
Ça ne viendrait à l’idée de personne de penser que…
Et pas à vous.
Je vous connais.
Et encore moins à moi.
Marie-Françoise Est-ce qu’on sait ce qu’est une œuvre d’art ?
Moi, j’en sais rien !
On me montre des trucs, ça me plait ou pas, point barre.
M. Terreneuve Il n’y a rien d’artistique là dedans.
Ça, c’est des radiographies. De mon âme.
Comme à l’hosto avec les torses ou les bras cassés, exposés à la lumière froide des néons!
Radiographies d’une âme fracassée !
Ce ne sont pas des dessins ! Vous voyez bien la gueule que ça a!
C’est de l’impossibilité de dessins.
Ce ne sont pas des phrases, des vers, ce sont des fœtus morts de mots avortés d’un homme dont on a cautérisé la voix…
Des lambeaux de douleur…
Que je ne sais plus…
Jusqu’à la perspective d’un trait fini…
D’une phrase complète….
Je ne puis imaginer…
De finir…
Je suis pris de vertige…
J’ai peur…
J’ai peur…
Marie-Françoise Ne vous désespérez pas, Monsieur Julien, vous avez tellement progressé ! Rappelez-vous, au début…
M. Terreneuve J’ai juste accepté, décidé, de vous faire confiance, de ne pas vous perdre.
Pour vous, surtout.
Marie-Françoise Comment ça, pour moi ? Par pitié pour la pauvre petite travailleuse qui se sent pas appréciée dans son travail, peut-être ?
La confiance, ça se donne pas par charité …
M. Terreneuve Mais je ne dis pas ça ! Ce n’est pas cela que je dis !
Je veux juste dire que…
Que vous sachiez que…
Que ça ne soit pas une torture pour vous de venir ici…
Comme vous m’avez avoué un jour.
Alors oui, je vous fais confiance…
Alors oui, je vous dis que je ne veux pas vous perdre !
Parce que ça vous aide à exister, à vous sentir exister. A vous conforter dans l’idée que vous servez à quelque-chose de bien… que votre vie a un sens
Je n’ai strictement aucun pouvoir sur quoi que ce soit dans ce monde, mais ça, oui, je peux le faire.
Vous ouvrir ma porte le matin et vous dire que ça me fait plaisir de vous recevoir.
De vous permettre de vous sentir utile en organisant la vie d’un vieil homme qui ne sait plus faire cela.
Parce qu’il est mort !
Il est mort !
Il est mort !
Il est mort !
Et ce n’est pas un acte de charité…
Ce n’est pas un cadeau que je vous fais en acceptant votre intervention quotidienne !
Je sais que je vous ferai plus verser de larmes que fleurir votre beau sourire !
Je suis malade à l’avance de savoir qu’inéluctablement…
Fatalement… ce soir, demain ou dans un mois…
Vous rentrerez chez vous…
Fracassée de la douleur d’un sentiment… d’échec … d’impuissance…
Je ne puis rien vous promettre…
Les morts ne promettent rien…
Ne peuvent rien.
Même revêtus encore des oripeaux menteurs d’une apparence humaine.
Marie-Françoise Encore cette histoire de mort-vivant !
De corps inhabité !
Chuis peut-être débile, mais je sais faire la différence entre un cadavre et un bonhomme qui respire et qui prend son petit déjeuner en sirotant bruyamment son café au lait !
Chais encore faire la différence, cher monsieur, entre un squelette enfermé dans sa boite en sapin et un Papi légèrement ventripotent qui essaie une chemise devant la glace de la cabine au supermarché !
C’est quand-même pas les pissenlits par la racine que vous mangez pour vos repas, mais les p’tits plats mijotés et les flans au chocolat que vous a préparés, non pas un croque-mort au fond d’une crypte glaciale, mais la bonne petite Marie-Françoise qui chantonne gentiment des chansons à l’eau de rose au fond de la cuisine pleine d’odeurs appétissantes !
Alors, le coup du mort-vivant, du fantôme, de la loque qui se traine vidée d’son âme et de dieu sait quoi encore, basta !
Moi, j’veux bien comprendre c’qu’on veut !
J’veux bien qu’y ait des situations un peu compliquées à raconter.
J’veux bien qu’y ait des gens qui savent plus vraiment qui y sont et où y z’habitent !
J’veux bien qu’on soit déstabilisé au point de plus s’reconnaître dans un miroir !
Vous voyez, ça va loin, j’peux avoir les idées larges !
J’veux bien tout c’qu’on veut !
Mais faut quand-même qu’ça tienne debout !
On m’a pas confié à veiller un cadavre dans une chambre mortuaire mais à aider dans son quotidien un certain Monsieur TERRENEUVE, Monsieur Julien TERRENEUVE, soixante-deux ans et que des difficultés sociales et peut-être psycho-machin ont poussé à adopter un comportement asocial et autodestructeur…
M. Terreneuve Traitez-moi de malade mental, tant que vous y êtes !
Marie-Françoise J’vous traite de rien du tout ! J’me permettrais pas et chuis pas là pour ça et c’est pas mon genre !
J’vous expose juste la situation qui m’fait penser, comprendre et vous exposer que j’n’ai pas la charge d’un mort annihilé à tout jamais de la surface de la Terre, mais d’une personne vivante ! VIVANTE !
Qui a peut-être le sentiment de plus exister, mais que j’peux aider, que j’VEUX aider, à retrouver le sens de sa vie !
C’est peut-être des grands mots, j’m’en excuse, mais c’est c’que j’pense et c’est comme ça que j’vois mon rapport à vous.
M. Terreneuve Mais qui êtes vous, à la fin, pour décider…de …
De qui est vivant et de qui est mort !
Savez-vous de quoi vous parlez ?
Vous êtes vraiment primaire, vous !
Vous regardez un bonhomme solitaire dans sa chambre grise et qui porte une cuillerée de soupe à sa bouche et vous dites :
« -Celui-ci est vivant ! »
Vous en voyez un autre, tout raide, tout bleu, dans son drap blanc, une rose à la main et deux femmes en larmes à son chevet et vous décidez :
« -Celui-là est mort ! »
Comme ça, d’un simple coup d’œil !
L’un est vivant, évidemment, et l’autre est mort, bien entendu !
Comme si c’était si simple !
Qu’est-ce que vous savez de la mort ?
Qu’est-ce que les gens savent de la mort ?
On passe son temps à assassiner les gens et l’on voudrait qu’ils se croient vivants ?
Ouvrez les yeux, ma petite fille, on n’est pas dans Pimprenelle et Nicolas ! Bonne nuit, les petits, dormez, je le veux !
Ouvrez les yeux !
Le Monde est peuplé de morts !
Le Monde est un gigantesque champ de cadavres…
Qui portent pourtant leur cuillerée de soupe à leur bouche… Comme des Zombies !
Et qui couchent, tant qu’ils en ont la force, les mots raides et les couleurs glauques de leur désespoir sur le lit spongieux du vil papier qu’ils déchiquettent ensuite ou jettent rageusement froissé dans la poubelle de la parole interdite.
Puisqu’ils sont morts et qu’ils n’ont pas le droit de DIRE.
-14-
Chœur Poème de Julien TERRENEUVE.
Abandonne tes larmes d'homme
déchiré
aux mille vents du Monde
Hombre
il est tant de fournaises
à éteindre.
Demain la Mer
vidée de toute vie
mêlera
son sel au tien
puisque les hommes
aux tripes débordantes
préfèrent le gain du jour
à l'eau vive
de demain.
Dis tes mots
Hombre
sans chercher à savoir
si ta craie grince aigre
au noir du tableau.
Il sera bien temps
de te taire
et de te recueillir
quand passera
fantomatique
le train lugubre
des hécatombes.
Tu devais écrire
Hombre
les cris des voix muettes,
que le vent fasse son œuvre
avec tes mots
comme il joue,
farceur,
à glisser,
irritant,
le grain de sable
sous la langue assoiffée
du voyageur.
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