lundi 13 septembre 2010

Dissolution d'un ectoplasme (VI)




Illustration D.M.




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Chœur « Cher Monsieur TERRENEUVE.
Nous avons bien reçu le manuscrit de votre pièce de théâtre « TROIS P’TITS COQUELICOTS ».
Votre travail nous a paru très intéressant mais nous sommes malheureusement au regret de ne pouvoir répondre favorablement à votre demande de la voir publiée dans une de nos collections.
Notre Maison d’Edition est très sollicitée et nous n’avons hélas pas la possibilité, actuellement, de présenter de nouveaux auteurs.
Veuillez croire, cher monsieur… »

« Monsieur TERRENEUVE.
Par la présente, je vous confirme que nous avons bien reçu le manuscrit de votre pièce pour jeunes acteurs « COL DE LA BICHE » qui a retenu toute notre attention.
Nous vous remercions d’avoir pensé à notre Maison d’Edition pour la publier.
Cependant, malgré tous nos efforts pour faire surgir le maximum de nouveaux textes et les porter à la connaissance du public, nous sommes contraints de nous limiter à un certain nombre de nouveautés annuelles.
Nos possibilités pour les deux prochaines années étant d’ores et déjà dépassées, nous sommes au regret de ne pouvoir donner suite…
Veuillez agréer, cher Monsieur TERRENEUVE… »

« Madame.
Ecrivain de Théâtre, de poésie, de contes philosophiques, facteur de livres artisanaux et Livres d’artiste, je suis installé dans la région depuis presque deux ans et à la recherche de lieux où présenter mes travaux d’écriture.
Je suis présent depuis plusieurs années déjà au Festival de Théâtre Contemporain de Châtillon-sur-Chalaronne où certains de mes textes ont été lus publiquement, je présente chaque dimanche matin mes ouvrages sur le Marché de la Création à Lyon, une de mes pièces a été lue dans le cadre des activités littéraires du Café-Lecture et mon dernier ouvrage poétique au Théâtre du CARRE 30, à Lyon toujours, je participe régulièrement aux émissions poétiques de Radio-Pluriel à St-Priest, mais j’aimerais, comme tout auteur désireux de rencontrer des publics en quête d’ « Ecrit », être présent dans des manifestations comme la vôtre qui ont à cœur de permettre ces échanges.
Certes ma démarche d’autonomie et d’originalité quant à la réalisation de mes ouvrages me montre un peu en marge du « Monde de la Chaîne du Livre » mais il fallait bien, à un moment, que je réagisse constructivement face à l’hermétisme de ce milieu et que je mette au point les outils de mon « Droit de Dire », si je voulais continuer à exposer ma vision du monde et la philosophie qui la sous-tend.
Je pense que mes œuvres, tant dans leur contenu que dans leur présentation, ont toutes les qualités requises pour figurer sans dépareiller aux côtés des centaines d’ouvrages que vous accueillez et qui font la richesse du "Printemps du Livre de ………..".
Bien entendu, je suis prêt à venir vous présenter mes ouvrages si cela doit ouvrir des perspectives positives quant à votre décision.
Dans l’attente d’une réponse de votre part, je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mon profond respect… »

« Monsieur,
Je vous remercie de l'intérêt que vous portez au Printemps du livre de ………………...
Malheureusement je ne peux répondre positivement à votre proposition d'intervention. En effet, la programmation des rencontres de cette édition est déjà "bouclée" et nous n'accueillons pas d'auteur simplement pour des signatures.
Je vous souhaite bonne chance dans vos démarches.
Cordialement »

Madame,
Suite à nos deux contacts téléphoniques et un premier courrier qui semble s'être égaré, je me permets de vous envoyer ces quelques éléments qui vous donneront la possibilité de vous faire une idée du travail que je produis et que je défends. Comme vous pourrez le constater, ma production littéraire est assez originale dans son fond et dans sa forme. Certes, les auteurs patentés dont les livres se trouvent sur tous les présentoirs des librairies et Salons de France et de Navarre sauront trouver une place dans votre manifestation qui promeut l'ECRIT. Mais est-il possible qu'il ne reste pas un coin de 2 m2 dans Saint-…… pour présenter les œuvres d'un auteur "sans nom" et qui sont condamnées à l'inexistence dans le confinement de quatre boites à chaussures pour cause d'hermétisme du Milieu du Livre?
Je sais bien que vous et votre équipe êtes "sur le gril" pour que se déroule bien cette rencontre culturelle d'importance mais je vous assure que ma présence ne serait en rien un poids supplémentaire pour votre organisation et, bien au contraire, qu'elle saurait apporter la petite touche ensoleillée et acidulée qui jaillit, Dieu sait pourquoi, de l'âme des poètes.
Ceci est une bouteille à la mer, plaise au destin qu'elle vous parvienne.
Bien à vous… »

Madame,
…Vous serait-il pourtant possible de m'accorder un entretien afin de faire connaissance plus intimement avec un travail d'écriture et des thématiques qui ne sont pas étrangères à vos préoccupations de diffusion d'une certaine parole?
Je vous en remercie par avance.
Bien à vous.
Julien TERRENEUVE »

« Bonjour,
Merci pour votre courrier. Malheureusement la Fête du Livre Jeunesse est une Fête du Livre thématique qui invite, chaque année, des auteurs et illustrateurs, sur le thème, susceptibles d'intervenir en milieu scolaire autour de leur ouvrage. Cette année, le thème est "Et toi ton toit ? ».
Par ailleurs, toute la programmation des spectacles est déjà terminée.
Des Fêtes du Livre comme celle Saint-…….., sans thématique précise, sont très demandeuses.
Bien à vous… »

« Monsieur,
Je suis passé il y a environ six semaines pour vous présenter mon travail d’écriture poétique et envisager avec vous la possibilité d’une édition de mes textes et de ma participation dans les différentes manifestations que vous organisez dans la région Lyonnaise avec votre structure associative. A cette occasion, j’ai eu le plaisir de vous montrer un de ces ouvrages que je fabrique artisanalement en attendant qu’un éditeur s’empare de mes textes et les porte à la connaissance du public.
Je serais heureux si vous pouviez me dire si vous avez étudié ma demande avec vos collaborateurs et si je puis espérer une réponse favorable.
Veuillez agréer… »

« Cher Monsieur TERRENEUVE
Je suis au regret de vous informer que, malgré la qualité de votre travail, l’association …. n’a pas retenu l’éventualité de vous inclure dans notre programmation, bien modeste par ailleurs, étant donné les moyens limités qui sont les siens.
Nous serons cependant heureux de votre visite lors des manifestations programmées pour cette année 200…..
Veuillez agréer…. »

« Monsieur,
Je prends note avec amertume de votre refus de prendre en charge l’édition de mes textes poétiques et votre fin de non recevoir à ma demande d’être invité à présenter ceux-ci lors des manifestations dont vous faites état et qui me semblent drainer un public amoureux des mots et de la Poésie. Par les temps qui courent, il n’est pas évident de rencontrer des personnes sensibles à cet art et vous comprendrez qu’un poète isolé dans la vie sociale cherche à s’épanouir, lui et son œuvre, auprès de publics qui seraient sans doute intéressés et touchés par son écriture.
Si vous deviez ne pas revenir sur votre décision de tenir mon travail à l’écart du milieu de la Poésie en Rhône-Alpes, je vous serais gré de bien vouloir m’indiquer les raisons de ce choix négatif et les tares irrémédiables qui, apparemment, l’entachent de médiocrité.
Je vous prie, Monsieur… »

« Monsieur TERRENEUVE
Pour répondre de façon définitive à votre demande et à votre courrier à la limite de la correction, je vous répondrai juste que les Maisons d’Edition sont contraintes quotidiennement à faire des choix drastiques entre de très nombreuses sollicitations et que, malheureusement, un certain nombre d’auteurs, dont le talent n’est pas mis en doute pour autant, se voient opposer un refus bien frustrant, je le reconnais volontiers.
Heureusement, notre région compte un grand nombre d’éditeurs et je vous souhaite bonne chance dans votre recherche.
Veuillez agréer, Monsieur….. »

« Monsieur,
Nous accusons réception de votre courrier et de votre manuscrit.
Malheureusement, en tant qu’Editeurs de pièces de théâtre, nous ne prenons en charge que les textes ayant été joués par, au moins, deux troupes professionnelles.
Ceci est un critère incontournable et qui, nous le pensons, offre une garantie de qualité au travail que nous diffusons auprès de nos lecteurs.
Je vous prie, Monsieur… »

« Monsieur,
La troupe professionnelle « La Parole du Vent » a reçu avec intérêt votre manuscrit de pièce de théâtre.
Malheureusement, depuis des années, afin de garantir à notre public des spectacles de qualité, nous avons pour politique de ne mettre en scène et de ne jouer que des textes qui sont passés par le filtre des Editions spécialisées dans l’écriture théâtrale.
Nous vous conseillons donc de prendre contact avec celles-ci afin de voir, dans un premier temps, vos textes édités et diffusés auprès du public et des troupes.
Nous vous souhaitons, cher Monsieur…. »



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M. Terreneuve « -Tu seras plombier, mon Fils !
Tu seras couvreur-zingueur !
Tu seras pilote de chasse !
Mécano ! Super, ça, mécano !
Avec toutes ces bagnoles qu’on vend à tous ces cons !
Tu seras boulanger- pâtissier, pâtissier, surtout !
Un peu de génoise, trois fruits, un peu de crème anglaise, millionnaire, t’es !

Prof !
Ça, c’est un métier !
Prof !
De c’que tu veux, y’a que l’embarras du choix !
Toutes les vacances scolaires ! A vie !
Carrière rectiligne, tu finis Inspecteur, Palmes Académiques !
Respect.
Toutes les portes te sont ouvertes, politiques, artistiques, médiatiques, toutes !

Commercial !
C’est à la mode, ça, Commercial !
Pis là aussi, y’aura toujours du boulot !
Y se passe pas un jour sans qu’on invente une connerie électronique à vendre aux gogos !
Z’ont des ronds, z’en ont pas, t’en as rien à foutre, mon Fils, si c’est pas eux qui paient, c’est les assurances ! Tu joues sur du velours !

Pis la bouffe !
Ah, ça ! La bouffe !
Tu vends d’la bouffe !
Du Bio aux Bobos
Du crado aux prolos !
Faites-vous péter la panse, moi j’ramasse la monnaie !
Et à qui le beau 4X4 ?
La belle maison de campagne ?
A Môssieur l’honnête épicier, pardi ! Et à sa p’tite famille !
Ça, c’est un noble métier, Commerçant !
Pilier essentiel d’une société civilisée et prospère !

Journaliste !
Mais un vrai, hein !
Qui signe ses trucs dans les grands journaux ou…
A la Télé !
A la Télé !
Mon Fils !
A la Télé !
Ouais, M’sieur !
Mon Fils, vous vous rappelez le petit Serge, celui qui vous piquait vos cerises et jetait des cailloux sur vos chats !
Y travaille à la Télé !
Pour le moment il est dans les bureaux, on l’voit pas encore, mais dans quelques mois…
Regardez bien les infos !
Un d’ces jours, vous aurez une sacrée surprise !
C’est moi qui vous l’dit !
Et ça touche, ça, journaliste !
Mieux qu’un Président !
J’vous jure !
Enfin, bon, faut pas trop rêver, journaliste, c’est bien, mais faut pas partir de trop bas non plus…. Sinon…
Tandis que plombier… Pâtissier…
T’as pas les années et les années d’études…
Et tu touches !
Tu fais des grands sourires, t’es sympa avec la cliente… et c’est dans la poche, mon Fils ! »

Ça, c’est des métiers ! Honnêtes, reconnus de tous !
Ça, c’est du vrai citoyen !
C’est pas du parasite, ça !
Ça vit pas de la charité publique, dans la crasse et la misère !

Marie-Françoise Par pitié !
Vous allez pas me prendre la tête comme ça jusqu’à midi ?
Tous les jours. Tous les jours. Tous les jours !
J’la connais par cœur, votre chanson !
Vous avez pas autre chose, à raconter ?

M. Terreneuve Vous, vous avez peut-être des choses rigolotes à dire, vous êtes vivante, vous, il vous arrive je ne sais quoi, moi, dans votre vie, votre famille, votre boulot, vos amis…

Marie-Françoise Et alors, c’est pas normal, d’avoir une famille et des amis ?

M. Terreneuve Certainement, c’est normal… Faut croire, puisque tout le monde ne vise que ça : fonder une famille ! S’entourer d’amis ! Et faire la fête !
La Teuf ! Comme on dit maintenant. La TEUF ! On a fait la TEUF !

Marie-Françoise Et alors ? Ça vous gène, que les gens s’amusent, soient heureux entre amis ? Chuis jeune, moi, j’ai envie de vivre, moi, de profiter tant que je le peux ! C’est pas quand chrai vieille et toute tordue …
J’veux être heureuse, vous pouvez comprendre ça ? J’ai un mari auquel je tiens, j’ai une gamine en or ! Vous entendez, en OR ! Je f’rai tout pour qu’elle aussi… Y’a des moments, c’est pas facile, comme tout le monde, mais jamais j’laisserai rien voir ! Y’a pas d’ombre chez nous, y’a pas de nuages ! C’est le soleil en permanence ! Je veux qu’ça soit comme ça ! Et j’ai pas l’impression de tricher avec la vie !
Le bonheur, ça se construit tous les jours, en serrant les dents parfois, mais c’est une question de volonté !
J’veux que mon mari soit heureux.
J’veux que notre couple soit heureux.
J’veux que ma fille soit heureuse.
J’veux être heureuse !

M. Terreneuve « -Je veux être heureuse… Que ma famille soit heureuse… » L’Humanité est sans dessus-dessous, engluée dans sa préhistoire, elle n’arrive pas à sortir de l’ « Age du Crime », il y a un Monde à construire ! Le monde est à construire ! Et qu’est-ce qu’elle veut, qu’est-ce qu’ils ont tous pour rêve d’une vie ? Être heureux en famille ! Je veux être heureuse et faire la teuf ! Mais dans quelle peuplade décérébrée suis-je tombé?

Marie-Françoise « -Un monde à bâtir » ! Vous m’faites bien rigoler ! On a déjà tous du mal à gérer nos petites vies, alors votre Monde à construire ! Si vous croyez que l’matin en s’levant les gens pensent « -Qu’est-ce que j’vais faire aujourd’hui pour construire le Monde ? », vous vous foutez l’doigt dans l’œil ! Déjà pas mal si y’a pas d’grève des bus, si le p’tit a plus de fièvre, si la maitresse de l’école est pas malade !
Et si tout va à peu près bien, si y’a rien pour les faire trop chier, excusez l’expression, et ben les gens, y sont heureux ! Tout simplement, tout connement, heureux !
Vous pouvez comprendre ça, du haut de votre philosophie ?
Ça devrait comprendre ça, un philosophe, que les gens soient heureux de vivre tranquilles au milieu de leur famille ! C’est honteux ? C’est pas bien ? Y faut nous guillotiner peut-être?

M. Terreneuve Mais c’est très bien, ça, de vouloir le bonheur de sa famille, de ses proches, son propre bonheur ! Est-ce que j’ai dit le contraire ? C’est déjà un début… Je l’espère, en tout cas…
Ce que j’ai de la peine à croire, c’est que le « Bonheur », comme vous dites, soit une affaire de volonté ! « -Je veux être heureux ! » et HOP ! Bonheur à tous les étages ! Quelle que soit la gueule du Monde où je vis, j’ai décidé d’être heureux et Youpeee ! Viva la vida !
S’il suffisait de vouloir être heureux pour l’être malgré tout, ça se saurait, depuis le temps ! Et ce serait immoral !

Marie-Françoise Le bonheur des gens est peut-être immoral, mon envie d’être bien, d’être heureuse avec ma petite famille, c’est peut-être immoral à vos yeux qui savent pas voir le soleil, mais ça existe et c’est respectable, et c’est bon à vivre !
Je discuterai pas avec vous dans quel état est la Société, chuis pas assez savante pour ça, mais c’qui est sûr, c’est que c’est pas en remâchant éternellement ses déceptions, ses frustrations, ses rancœurs, qu’on risque de se sentir bien, apaisé. J’ai pas dit heureux, vous avez remarqué, j’ai dit : apaisé, ça, oui, on peut y arriver.
Vous pouvez y arriver !
Mais y faut le vouloir ! Le vouloir !

M. Terreneuve Un Mort social ne peut rien vouloir !
Je vous l’ai déjà dit !

Marie-Françoise Merde ! Avec votre histoire de Mort-vivant !
J’en ai jusque-là, de cette histoire de Mort !
Vous allez arrêter de me prendre pour une conne ?
Un mort, ça s’plaint pas du matin au soir !
Acceptez d’être un homme vivant ! Une bonne fois pour toutes !
Malheureux, désespéré, blessé… chais pas, moi… tout c’que vous voulez, martyrisé… Mais vivant, merde, VIVANT !
Un homme écrabouillé, en pièces, effondré, on peut l’aider, le tirer de là, l’épauler, lui faire retrouver la force, la flamme, tant qu’il est vivant !
C’est jamais perdu, c’est jamais foutu, c’est jamais désespéré !
Des hommes et des femmes à terre, errant, démunis comme des chiens des rues, rongés de gangrène et de cet horrible sentiment d’abandon, j’en ai connus quelques-uns, depuis dix ans que j’fais ce boulot !
Et bien, vous savez quoi ?
Vous savez quoi ?
La plupart, je dis bien la plupart ! ont retrouvé un sens à la vie.
A leur vie !
J’dis pas qu’y a pas de séquelles, pour certains. J’dis pas qu’y a pas besoin d’accompagnement et qu’y a pas, de temps en temps des rechutes vers les vieux démons…
On sort jamais entièrement indemne de tels parcours.
Mais des qui s’acharnent à se dire, à se proclamer, à se revendiquer MORT, j’en ai jamais vus !
Les morts que j’ai tenus dans mes bras, c’est les malheureux qui ont pas pu résister plus longtemps au froid, à la maladie… Des qui ont pris un mauvais coup, parfois. Certains aussi qui ont décidé d’arrêter…
Je sais, j’ai compris, malgré mes airs de jeune conne « écervelée », n’est-ce pas, que la misère est une guerre et que ça finit comme un champ de bataille, avec ses éclopés et ses cadavres !
Chuis pas débile !
J’ai les yeux ouverts !
Malgré c’que vous pensez de moi !

M. Terreneuve Vous avez peut-être les yeux ouverts et vous n’êtes certainement pas trop débile…

Marie-Françoise Monsieur est trop bon !

M. Terreneuve … mais vous n’appréhendez pas toutes les dimensions de la réalité humaine et sociale, excusez-moi de vous le dire, vous êtes trop « normale », votre vision, votre sensation du monde est trop « normalisée », superficielle !

Marie-Françoise J’me disais aussi…

M. Terreneuve Mais vous n’êtes pas loin, rassurez-vous, il ne faudrait pas grand-chose, pour que l’on puisse se comprendre, tous les deux…

Marie-Françoise Faudra t-il, pour comprendre Monsieur, que je m’arrange pour apprendre le langage des « Morts-vivants » ?

M. Terreneuve Il faudra surtout vous arranger pour changer de point de vue sur le fonctionnement de la société humaine !
Vous ne parlez pas de la vie comme quelqu’un qui l’a observée, intimement et au fond des yeux, au fond des tripes, mais comme quelqu’un qui récite son catéchisme !
Le Monde-Paradis, ouvert à tous et où chacun réussit à sa mesure, selon ses capacités ou ses tares !
Avec les bonnes âmes qui tendent une main charitable et bienveillante aux fragiles, aux faibles de caractère, aux mal-finis, aux asociaux qu’on ne peut, cependant, laisser à la traîne.
Alléluia !
Et ce Jardin d’Eden ! Où chacun peut cueillir sa pitance, à la seule condition d’être un enfant bien sage et de bien travailler dans un vrai travail!
Où chacun reçoit la juste récompense de ses efforts et de ses talents !
C’est bien comme cela, n’est-ce-pas, que vous pensez qu’il faut voir le Monde des Hommes ?
Et vous pensez, évidemment, que les fameux « accidentés de la vie » ne sont en fait que les victimes de leur propre refus de suivre la Loi Divine établie pour assurer le bonheur de tous !
C’est de leur propre faute !
Mais tout peut s’arranger pour eux, s’ils consentent au moins à rentrer dans le droit chemin de la Grande NORMALITE!

Marie- Françoise D’abord, j’vous interdis de m’prêter des pensées débiles qui n’sont pas les miennes !
Ensuite, je conduis ma vie comme je veux, ça vous regarde pas !
J’ai pas à recevoir d’leçons d’morale de quelqu’un qui…
De quelqu’un qui…

M. Terreneuve D’un clochard !
D’un « parasite » ! D’un soi-disant Poète qui a gâché les plus belles années de sa vie à essayer de faire l’ « Artiste » au lieu de travailler normalement, comme tout le monde, d’exercer un vrai métier qui nourrit son homme et lui permet d’avoir sa place dans la société ! D’y être heureux !

Marie-Françoise Mais j’ai jamais dit ça, putain de merde ! J’ai jamais pensé ça !
Mais pour qui vous me prenez, à la fin ?

M. Terreneuve Je vous prends pour une petite dame bien gentille, bien propre sur elle, et qui croit connaître la vie parce qu’elle a su se « caser », épouser un Môssieur vachement sympa, marrant et travailleur, parce qu’ils ont fait ensemble une enfant adorable, qu’elle a sa petite maison bien mimi bien proprette et un boulot qui en plus, lui permet d’avoir une belle conscience de « Sainte Patronnesse » !

Marie-Françoise C’est dégueulasse, c’est écœurant, c’que vous dites ! Vous avez pas le droit !

M. Terreneuve Et moi, c’est pas dégueulasse, ce qu’on m’a fait ? On avait le droit, de me jeter à la poubelle ?
On est tous obligés d’être aussi bouchés que vous qui croyez que c’est ça, la vie ? Que c’est cela, le destin des hommes ? De bosser comme des esclaves anonymes, de pondre des gosses et de s’enfermer chacun dans sa bulle bien confortable ?
Vous vous contentez de cette existence débile, programmée et aseptisée de la naissance à la mort, vous êtes des potiches, des soldats de plomb, des nains de jardins ! Vous vous tenez où l’on vous pose, vous faites ce qu’on vous dit, comme on vous dit, vous n’avez plus de regard, vous êtes un troupeau qui se laisse guider aveuglément pourvu qu’on lui donne sa ration de bonheur quotidienne et égocentrée !
Sachez qu’il y a des gens qui ont besoin de respirer un autre oxygène, qui ont besoin de baigner leur visage au vrai Soleil, d’ouvrir les yeux sur des horizons dont vous n’imaginez même pas la profondeur, de s’abreuver à des sources jaillissantes de Conscience qui n’ont rien de commun avec vos flaques d’eau boueuse.
Sachez qu’il est des gens qui transpercent de leur regard les apparences trompeuses du Monde et qui ne trouvent comme sens à leur vie que d’observer, de décrypter, de comprendre, d’apprendre et de DIRE, de dire, de dire, de dire… de révéler à la vue de tous les rouages de la « Machine à décerveler » et la magnificence des autres Mondes possibles.
Mais votre société n’en a que faire, de ces énergumènes !
Entre le boulanger, le plombier, le curé, le serreur de boulons, le médecin et l’architecte, la D.R.H. et le trader, Ha Ha Ha ! Le Trader ! quelle place voulez-vous qu’une société sérieuse accorde à des gambergeurs de l’utopie et de l’inaccessible? Hein ? Je vous le demande !
Oh, bien sûr, vous êtes pas des sauvages, des incultes ! Vous en avez quelques-uns, des vrais artistes, des officiels! Mais dans ce milieu-là, il faut le SESAME. Vous l’avez, vous, Monsieur Julien TERRENEUVE, le Sésame ? Non ? Alors, vous êtes pas près d’y mettre les pieds, dans le « Milieu », mon pauvre petit bonhomme ! Non, mais pour qui ça se prend ? Je vous le demande !
Artiste !
Artiste !
Ouarf Ouarf ! ouarf ! J’me marre !
Et pourquoi pas Pape, ou Président de la République ?



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Chœur Extrait de « COL DE LA BICHE », pièce qui met en scène quatre gamines un peu perdues dans la vie et un Educ’ spécialisé. On attend que passe une comète dans la nuit et l’on parle de choses et d’autres…

Delphine (Tout en touillant le thé trop chaud) Quand t'es minote, t'as toujours envie de dire les trucs que tu ressens à quelqu'un, tout ce qui te passe dans la tête. T'as toujours envie de partager, de poser des questions: pourquoi ci, pourquoi ça, t'as toujours envie qu'on te réponde, même si les réponses, t'en as rien à faire, que tu les comprends pas. Ce qui compte, c'est que la grande personne elle t'a écoutée et qu'elle t'a répondu, comme si toi aussi t'étais une grande personne comme elle, quelqu'un d'important, la personne la plus importante du monde.
Moi, j'avais personne, personne pour répondre à mes questions, pour les écouter, pour m'écouter. Comme si j'existais pas, en tout cas, comme si j'avais pas d'importance.
Ma mère, elle m'adorait, elle vivait que pour moi, mais elle était presque jamais là, elle travaillait tout le temps. Alors, pour se faire pardonner, elle m'achetait des jouets, des tas. Des poupées, j'en avais de tous les coins du monde, des peluches, des girafes, des rennes, des kangourous, des machins chavais même pas que ça existait.
Elle m'avait mise à la petite école mais j'avais trop peur. Tous ces gamins qui courraient, qui me battaient, tous ces grands qui criaient… Alors, je pleurais, je pleurais, tout le temps. Alors, y z'ont dit qu'on me voulait plus, que j'empêchais les autres de chais pas quoi, alors j'ai été chez une Nounou qui m'aimait pas, elle me collait devant la téloche toute la journée, y fallait pas que je sorte de la pièce de la télé pour pas que je salisse, même qu'un jour elle m'avait battue pace que j'avais écrit sur un mur.
Pis voilà, j' me suis mise à passer mes journées sous une couverture, dans un coin, avec mes nounours et mes poupées. Fallait pas qu' y traînent, alors je les serrais bien contre moi, sous la couverture et je leur parlais pendant tout le temps. Et eux, y me répondaient, chuis sûre qu'y me parlaient, tu peux toujours rigoler, Nadia, et toi aussi, y m'écoutaient et y me regardaient gentiment avec leurs grands yeux, plus que l'autre avec ses sales yeux de sorcière.

Puis un jour, des gens sont venus, y z' ont dit que maman reviendrait pas me chercher tout de suite, plus tard, qu'elle viendrait, qu'en attendant on allait me mettre chez d'autres gens, avec d'autres enfants. Alors, j'ai été dans des familles, dans des Centres, j' parlais presque à personne, qu'à mes poupées, mes nounours, enfin, ceux qu'on me laissait pace qu'y paraît que j'en avais trop, que ça encombrait, qu'y fallait que je grandisse, que je les oublie. Tout le temps, on me disait ça.
Quand je parlais aux gens, c'était toujours pour demander quand maman elle viendrait me chercher, que je voulais la voir. Alors, un jour, une femme chez qui j'étais avec d'autres, elle m'a répondu: "Comment, tu sais pas, y te l'ont jamais dit? Elle est morte, ta mère, ça fait longtemps.."

(Delphine s'effondre en sanglots, les deux autres filles se précipitent vers elle pour la consoler, Marina la serre dans ses bras.)

Marina Delphine, Fifine, pleure pas, on est là , Fifine, t'as des copines, maintenant, t'es plus toute seule, tu le sais, hein, tu le sais?

Nadia J'te demande pardon, pour tout à l'heure, chuis conne, des fois…

Monsieur Vlacic Ne dis pas ça, Nadia. Des fois, on parle sans réfléchir. C'est bien de te rendre compte que tes mots ont pu blesser ta copine. C'est bien!

Delphine (Se reprenant) De toutes mes poupées et mes ours, y m'ont laissé que Prosper. J'ai jamais voulu qu'on me le prenne. Y me reste que lui de ma mère. J' lui dis tout ce que je fais, je l'emmène partout, jamais y pourront nous séparer. Y'a toute ma vie dans ses yeux à lui. Les trucs biens, les conneries, tout ce que j'ai pu faire pour croire que j'existais.
La femme, celle qui m'a appris la mort de ma mère, chais pas si c'est pour me consoler ou quoi, elle m'a dit après: " Y'en a qui disent que les gens qui meurent, y vont sur les étoiles et qu'ils nous attendent; chais pas si c'est vrai, qu'elle m'a dit, mais est-ce qu'on sait jamais tout?"
Vous pouvez pas savoir, cette nuit-là et plein d'autres après, les heures et les heures que j'ai passées avec Prosper à regarder si je la voyais pas, là-haut… Je l'ai jamais vue, je m'endors toujours avant. Et je me fais engueuler que je suis débile de dormir comme ça sur une chaise devant la fenêtre alors que j'ai un lit bien chaud, comme tout le monde…

Marina Peut-être qu'elle sera sur celle qui va passer cette nuit?

Delphine Peut-être. C'est un peu, beaucoup, pour ça que j'ai voulu venir ce soir…


Préc. Tab. 20-21-22 Suiv.

Denis MARULAZ "Dissolution d'un ectoplasme". Texte déposé Sept. 2010

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