mardi 14 septembre 2010

Dissolution d'un ectoplasme (IX)




Illustration D.M.





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M. Terreneuve Comme une eau noire, âcre, envahissante, sournoise. Inéluctable. Irréversible. L’Homme est un animal de conviction, de proposition, de construction, de combat. Le combat d’un homme pour ce qu’il offre en richesse au Monde est son honneur, sa dignité. Tout humain doit pouvoir poser sa pierre à la construction de la maison commune. Quand ma pierre et ta pierre se ressemblent comme deux gouttes d’espoir en des jours bleus, pourquoi, pourquoi ma pierre ne pourrait côtoyer la tienne, pourquoi la mienne ne saurait trouver sa place de force et de cohésion dans la structure de l’édifice ? Pourquoi ?
Quand, rangée après rangée, se haussent les murs jusqu’au vertige des nuées, quand la fête bat son plein de ceux qui ont déposé de leurs mains leur offrande de granit, quand le vin de la fraternité unit dans l’allégresse le peuple des maçons et des charpentiers, qu’est-ce que je deviens, moi, avec ma pierre reniée et que j’avais pourtant savamment et amoureusement taillée ? Que deviennent-ils, tous ceux que l’on a éconduits au-delà du chantier, avec les chiens et les maraudeurs ?
Quand dix fois, cent fois, mille fois, l’homme s’est heurté au refus des contremaitres et de leurs sbires, quand dix fois, cent fois, mille fois, il s’est vu repoussé à l’embourbement des fossés d’indignité, l’homme, abasourdi de détresse et de désespoir, hagard, se tient longtemps debout, sous la pluie d’orage, les bras ballants, le regard happé encore par la vision de cette construction qui se fait sans lui.
Et tandis que les treuils élèvent au ciel de lourdes et géométriques pierres taillées jaunes ou roses, tandis qu’on les jointe de mortier clair et solidarise d’agrafes d’acier bleu, le petit homme sent monter en lui le fleuve noir des eaux croupies de la mort. Fleuve lent, lourd, grumeleux, chargé d’excréments insidieux, de restes décomposés d’utopies et de rêves mort-nés. L’eau noire, âcre, submerge jusqu’à l’asphyxie cet homme indésiré. Le poison des eaux noires dilue jour après jour les liens d’appartenance.
Rien ne rattache plus cet être à la vie commune. Rien ne rattache plus ce rejeté à l’acte de vie dans la Fraternité humaine. Et cette douleur de l’exil, cette plaie vive du reniement, cette injuste et inexplicable amputation, cet arrachement au corps social, le petit homme, dont on a refusé la pierre, les vivra comme une nouvelle identité. Il n’est plus Homme, il est douleur. Il n’est plus Homme parmi les Hommes, il est plaie ouverte à la face du Monde. A la face de LEUR Monde.
Et c’en est bien fini pour lui du rire clair des enfants qui jouent, des regards malicieux qui tricotent à mailles multicolores des souvenirs indélébiles, c’en est bien fini des projets de maison grand-ouverte aux vents de soleil blond et d’amitiés vagabondes. C’en est bien fini.
Je suis la pierre refusée.
Je suis la pierre qui n’a pas eu sa place dans le dessin des architectes.
Je suis la pierre abandonnée vive à la boue du chemin.
Car l’homme et sa pierre ne font qu’un.
Il n’est pas de pierre taillée sans les mains de l’homme. Sans l’amour de l’homme.
L’homme ne peut être pris sans son offrande de pierre ciselée.
Car l’homme et sa pierre ne font qu’un.
Qui refuse la pierre de l’homme dénie à l’homme son Humanité.




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Chœur « RAS LES COUETTES ». Pièce pour jeunes ados. Monsieur Constantin, l’animateur de l’Atelier Théâtre, au début de l’histoire.

Constantin Mais vous êtes toutes folles, aujourd’hui ! Pourquoi veux-tu que je t’apprenne à pleurer ? Vous n’avez pas assez de vos petits malheurs de jeunes filles dans la vie de tous les jours ? On est là pour s’amuser, pour distraire les gens, leur donner du plaisir !
Mais bon Dieu de bon Dieu ! Ça pleure partout dans ce monde maudit. On ne voit que ça, du sang et des larmes ! Du malheur et encore du malheur ! Vous croyez vraiment que notre public vient dans ce lieu sympathique et convivial pour voir pleurer des petites filles sur scène ? Il veut rire, le public, il veut se distraire, oublier la rudesse de la vie du dehors. C’est ça qui fait la grandeur de notre métier.

Chœur « RAS LES COUETTES ». Monsieur Constantin, dernière scène.

Constantin Excusez-moi, les enfants, excusez-moi, cher public, mais il s’est passé quelque chose ce soir. Je viens de le comprendre.
Dans le fond, malgré, comment dirai-je, l’empirisme de leur démarche, je crois que ce sont ces jeunes personnes qui ont raison.
Voyez-vous, mes petites, avant d’être accueilli dans votre beau pays, j’ai vécu, si on peut dire, dans un monde où les portes qui se ferment ne se rouvrent jamais. J’étais là-bas le papa de deux gamines à peine hautes comme ça.
Elles m’ont vu partir entre les hommes en noir. Il y a si longtemps, si longtemps… Peut-être m’ont-elles oublié ? Sont-elles encore vivantes ?
Quand je suis arrivé ici, qu’on m’a confié la charge d’enseigner l’art du théâtre à des jeunes gens et jeunes filles pleins de vie et d’enthousiasme, je me suis efforcé d’éviter toute espèce de nostalgie, tout sentiment de haine dans le choix de nos textes. J’ai voulu pour eux repeindre en rose les tentures, les rideaux. J’avais si peur de transmettre mon malheur comme une maladie contagieuse…
Mais je dois reconnaître que ce soir, à travers ces quelques exercices auxquels vous vous êtes livrées, vous avez su diffuser dans tous les cœurs la ferveur de votre engagement théâtral, la force de vos jeunes convictions, de vos révoltes, de vos sentiments de jeunes filles d’aujourd’hui. Vous nous avez émus, profondément, des personnes ont pleuré des larmes qu’elles ne regretteront pas, de ces larmes qui nous rassurent sur la beauté de l’âme humaine.
Bien sûr, il existe entre certaines d’entres vous des petites tensions, des incompréhensions. Mais si on se mettait désormais à travailler sans œillères, sans tabous, dans la franchise, dans la confiance, tout cela disparaîtrait, je le crois, comme le givre au soleil du printemps.
Finalement, ce soir, je crois que nous pouvons être heureux de ne pas avoir joué notre spectacle. Veuillez nous excuser, Monsieur de la Fontaine !
Qu’on découpe les tartes ! Qu’on débouche les bouteilles !

Chœur « COL DE LA BICHE » Armandine, une des jeunes résidentes de la « Pension des Quat’ Soleils » est paumée en pleine nuit dans la montagne.

Armandine Mais pourquoi y'a jamais rien qui marche? Qu'est-ce que je leur ai fait, merde? Y'a un chemin, c'est toujours tout droit, t'as qu'à le suivre, y'a des centaines de gens qui le prennent tous les ans, tu montes le chemin, Hop! t'es en haut de la montagne; tu le descends, tu passes le pont de la rivière, tu continues, Hop! tu arrives à la route! C'est pas sorcier! Des centaines de gens y font ça, les yeux fermés et moi, pace que c'est moi, j' me retrouve au milieu des sangliers, dans les ronces, au pied de la montagne avec la rivière, ça oui, mais que tu la vois même pas, juste quand t'as mis les pieds dedans, mais y'a plus de pont, y'a plus de route, rien… J'ai les pieds trempés, chuis griffée de partout, chuis gelée, je crève de faim, j' peux même pas fumer une clope, chuis là, comme une conne, paumée au milieu de leur montagne. Et tout ça pourquoi? Pace que j'ai une mère qu'y paraît qu'elle est pas comme les autres, qu'elle m'élève pas comme y faut, qu'y z'ont décidé que je pouvais pas rester avec elle, qu'on avait pas le droit de se voir sauf quand c'est eux qui disent qu'on peut, une fois de temps en temps, quand ça les arrange à eux!
C'est l'anniversaire de ma mère aujourd'hui. Hé! C'est l'anniversaire de ma mère! Et j'ai même pas le droit d'être avec elle, j' dois attendre le jour normal, dans deux semaines, pour la voir et je suis là, à regarder passer une étoile que j'en ai rien à faire de leur étoile!
Si ça se trouve, elle est toute seule, pour son anniversaire, toute seule, comme moi, ou alors avec son sale mec qui la pousse à faire n'importe quoi, qu'elle sait rien lui refuser..
Ça les gênait qu'on soit ensemble aujourd'hui, rien qu'aujourd'hui? C'est pas tous les jours, un anniversaire…
Qu'est-ce que j'ai faim!
Oh! La barre de chocolat de Delphine! J'l' avais oubliée!
(Elle ouvre une poche du sac à dos, en retire la friandise. Cérémonieusement, elle déchire l'enveloppe de papier qu'elle jette à terre, tient la barre verticalement, l'éclaire avec la lampe.)

Tu parles d'un gâteau d'anniversaire!

Chœur « COL DE LA BICHE » Qui sont ces gamines paumées qu’on recueille à la « Pension des Quat’ Soleils » ? C’est dit dans la chanson.

Les Quat' Soleils

Z'ont les gros yeux
Z'ont les larmouilles
Z'ont dans le cœur
D' l' amour qui s 'rouille
Z'ont des quenottes
Qui vous crabouillent
Mais c'est biscotte
S' sont tordues d' trouille

Ref:
Odeur de tarte, de caramel
Des grands beaux arbres, des hirondelles
T' as poussé la porte, la fenêtre
De la pension des Quat' Soleils

Z'étaient tout' p'tites
Tout cul qui s' mouille
Tétaient t'encore
La tite tétouille
Qu'à grands coups d' pieds
De ratatouilles
S' faisaient traiter
De casse- baisouille

Dans les clapiers
Dans les basses-cours
Dans la terreur
Des rats qui grouillent
Z'ont ramassé
Sur leur pov' bouille
D' la coup de pieds
D' la carambouille
Pis z'ont filé
Su' les grands routes
Trisser leur cœur
Leur jeune débrouille
Z'ont rencontré
Des fils d'arsouilles
Z'ont grivelé
A pleines patouilles

N'enfin brisées
N'enfin toute cuites
Sans rien d' câlins
Sans rien d' bisous
Sont t'atterries
Aux Quat' Soleils
S' refaire les pieds
Un vrai sommeil

Demain tout d' suite
Ou ben t'un jour
Idée sans suite
Ou pour toujours
Z'ont dans le coeur
De viv' d'amour
De bouquets d' fleurs
Et d' big bisous.


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Marie-Françoise Et celle avec le rat ! Là, j’ai été bluffée ! Ca, c’est du personnage ! Quelle gouaille, quelle…

M. Terreneuve Ah ! le rat, le « Roi des rats, le Rat des Rois ! »… Comment je l’avais appelé, déjà ? Mince ! Ça ne me revient pas…

Marie-Françoise Croccopasti ! Le Signore Croccopasti ! Qui regarde le vieux Clock compter ses pièces d’or dans la nuit… et qui arrive à lui en voler une ! La colère du vieux ! Quel sale type !

Chœur Croccopasti, le Rat dans la nuit, l’œil de la conscience, l’instrument de la Justice Universelle… Il condamne le vieil avare au cœur sec à l’exil dans la fournaise et la solitude du désert jusqu’à ce qu’il accepte de se repentir de tout le mal qu’il a fait. Avant dernière scène du « MARIAGE D’ARLEQUIN ».

Clock N'y a t-il plus âme qui vive, à Venise? Holà! Maître Petrolacci, Maître Guidicelli, Dona Raphaëlla, Dona Joconda, mon bon Maître Rafino, où êtes-vous? Où êtes-vous? Où sont vos échoppes, vos boutiques?

Une Voix Venise n'existe plus pour toi, Maître Clock... Tu habites le néant de toi-même...

Clock La nuit est glaciale sous ce ciel aux étoiles mortes! Comment me réchauffer, pas un morceau de bois à brûler...

Une Voix Tes pièces d'or rayonnent de mille feux, Maître Clock, n'est-ce pas suffisant pour raviver ton sang glacé?

Clock Le vent chargé d'un sable cinglant me recouvre d'une croute de brique rouge, j'ai peine à respirer...

Une Voix Cela ne te change guère, Maître Clock, n'étais-tu pas déjà une statue de sel aride?

Clock Le soleil implacable me frappe sans pitié et me couche comme mort au sein de la fournaise...

Une Voix Abrite-toi à ta propre ombre, Maître Clock, puisque tu renies la fraîche compagnie des hommes.

Clock Je n'ose mettre pied à terre! Ça grouille là-dessous de scorpions et de serpents!

Une Voix Ne crains rien, Maître Clock, ces pauvres bêtes n'ont aucune envie de s'empoisonner en te mordant la cheville! Et puis, n'as-tu pas tué plus d'hommes qu'eux tous réunis?

Clock Pas une oasis, pas une goutte d'eau...

Une Voix Que ne fais-tu ruisseler sur ta peau et sur ta langue la cascade de tes pièces d'or, Maître Clock! Voilà qui te rafraîchirait!

Clock Les voix des hommes me manquent tant!

Une Voix Il est une face de Prince ou de Duc sur chacune de tes pièces d'or, Maître Clock! Adresse-toi à eux, peut-être te répondront-ils...

Clock ...et les chants des femmes et les rires des enfants!

Une Voix Quel beau chant à ton oreille, souviens-toi, Maître Clock, que celui de tes pièces dans le ventre repus de ton coffre!

Clock Et l'arbre dans la cour de ma maison, et les jeunes oisillons...

Une Voix Que sont ces babioles à côté du trésor qui te reste?

Clock Je meurs de ce silence! Qu'êtes-vous devenues, folles farandoles, commedia, jongleries de saltimbanques rieurs?

Une Voix Tu délires, Maître Clock! Te souviens-tu avoir jamais ouvert ta porte et offert quelque collation à ces « parasites », à ces « fainéants », à ces « voleurs de poules », comme tu le disais avec tant de hargne et de mépris?

Clock Que faire... que faire, pour sortir de cet enfer? Je vois... Je vois ... là-haut ... se consumer la dernière braise de mon âme pure d'enfant... Le rat avait raison... Je la reconnais... Si ténue, si faible, si balbutiante... mais elle, c'est bien elle... et je veux... je veux la rejoindre... m'en imprégner tout entier... tout entier... Je suis fatigué... fatigué... Comment faire... Comment faire? Toutes ces masses noires qui m'en séparent... et qui m'effraient... Qu'on m'aide, par pitié! Qu'on m'aide! Que dois-je faire? Que dois-je faire...

Les Voix (s'enchaînant) ...demande pardon, Maître Clock... implore pardon... de tout ton coeur...demande pardon...sincèrement, sans arrière pensée... demande pardon...
(cette litanie se poursuit en fond pendant le monologue de Clock)

Clock Pardon... du fond du cœur, pardon... je me repens... pour tout... pour tout... pour toute cette vie de ladrerie... d'égoïsme... de froideur d'âme... pour le malheur que j'ai semé sur mon chemin... pour les vies que j'ai brisées... Pardon, Maître Falatio, pardon, Caferlacci, pardon, Maître Capozzi, pour ta femme et tes petits, pardon, Esméralda, pour ce que j'ai fait de ta vie, pardon, Maître Rafino, pardon, Capuccinetta, pour le désespoir où je vous ai plongés... Pardon! Pardon!
Je ne mérite pas votre pitié, je suis indigne de votre générosité, je le sais, je le reconnais. Je vous ai fait tant de tord, tant de mal... Mais je vous en prie, je vous en supplie, laissez-moi retrouver mon étoile, laissez-moi revenir parmi vous, laissez-moi refouler du pied le pavé de Venise... Accordez-moi la chance de devenir un homme bon au sein de la famille! Je vous en prie, je vous en supplie!

Marie-Françoise Que j’aimerais voir un jour cette scène ! Pour des comédiens, c’est pain béni !

M. Terreneuve Vous savez ce qui vous reste à faire, Madame la « Théâtreuse »…




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M. Terreneuve Tout le monde a le droit d’être fatigué de la vie ! C’est même sain, de se sentir fatigué de la marche de ce Monde, de cette société !

Marie-Françoise C’est pas une raison pour assassiner un enfant ! Vous vous rendez compte du geste de votre aviateur ? C’est monstrueux !

M. Terreneuve Mais c’est un Conte… c’est symbolique ! Je ne tue pas un enfant… Je mets l’humanité en face de ce qu’elle a de monstrueux, justement, et de désespérant…

Marie-Françoise Enfin, chuis pas débile ! Je sais lire, quand-même ! C’est clair, c’qui s’passe dans cette scène : l’enfant joue avec un mouton, un jeu d’enfant qui tourne mal, pour le mouton, d’accord… et l’adulte, au lieu de faire la leçon au petit, d’lui expliquer, chais pas, moi, qu’c’est pas bien de faire du mal aux animaux, qu’ça souffre comme nous, qu’on peut s’amuser gentiment… sans faire du mal… même à une bête… vot’ type, l’aviateur, là, y le condamne à mort, lui fait creuser sa tombe et… à coups de pelle… à coups de pelle ! Sur la tête ! C’est pas monstrueux, ça ? Comment vous appelez ça, vous ? C’est pas un meurtre ?
Comment on peut écrire des choses pareilles ? Même symboliques, comme vous dites si bien…

M. Terreneuve Vous êtes vraiment comme ces milliers d’incultes qui sortent des écoles de la République et à qui on n’a jamais appris que derrière les mots, il y avait des concepts ! Des concepts !

Marie-Françoise Merci pour mon inculture ! Chuis p’t’et’ inculte, vu qu’j’ai qu’un Bac plus deux, mais chais quand-même lire un texte !

M. Terreneuve La preuve que non ! Vous lisez mon Conte, je dis bien mon Conte ! Pas un fait divers dans le journal ! Vous lisez mon Conte et vous me balancez à la figure « -Vous êtes un monstre, vous appelez à la peine de mort les enfants qui ont fait une grosse bêtise ! ».
Je crois rêver ! On ne vous a pas appris à extrapoler, à décrypter le sens réel des mots ? Vous avez entendu parler d’une image, d’une métaphore ? Mais peut-être faut-il aller à BAC plus quinze pour émerger un peu du premier degré…

Marie-Françoise Chuis complètement analphabète, alors ! Ou bien j’ai dû fumer la moquette avant d’ouvrir le livre ! Vous voulez que j’vous lise le passage ? On verra bien si j’ai rêvé…

M. Terreneuve Je dis pas que vous avez rêvé, je dis que vous ne savez pas lire un texte dans son essence ! Dans sa signification symbolique !
Tenez, une question toute simple… Qui croyez-vous que l’homme à l’avion détruit dans son geste ?

Marie-Françoise Ben, le petit garçon, tiens… Pour le punir d’avoir fait du mal au mouton !

M. Terreneuve Ah ! Parce que d’après vous, ça paraît logique de punir quelqu’un en le tuant ! La mort comme punition ultime ! Ca ne tient pas debout ! Une fois tué, vous n’êtes pas puni, vous êtes mort ! Punir, c’est poser un acte symbolique qui pousse le contrevenant à la Loi commune à réfléchir à l’asociabilité d’une action qui ne peut être tolérée par le groupe.
Donc, si l’aviateur tue l’enfant, ce ne peut être un simple enfant à qui il veut signifier la gravité de son geste ! Je reviens donc à ma question : Qui l’aviateur a t-il voulu supprimer ?

Marie-Françoise Ben, chais pas… Je sais plus, moi… Lui-même… l’enfant qu’il a été… Peut-être qu’y s’revoit enfant en train de… de… chais pas, moi… Peut-être qu’il a honte de quelque-chose qu’il a fait, y a longtemps… C’est… C’est plus « symbolique », ça, Monsieur TERRENEUVE, comme explication ? C’est moins « ras-les pâquerettes »…

M. Terreneuve Bon, disons que… c’est encore bien terre-à-terre… Détachez-vous de la matérialité… Effacez de votre tête que ce sont de vrais personnages… Ce sont des symboles ! Que représente l’enfant, partout dans le monde, pour tous les humains ?
Si on répond déjà à cette question, le plus dur du chemin est fait ! Hein ? Alors, l’enfant, ça représente quoi ?

Marie-Françoise Ben, ça représente… la famille… une nouvelle génération… l’amour entre un homme et une femme… la raison d’être du couple… des projets…. des… des… On est pas éternel, c’est eux qui reprennent le flambeau… C’est un peu ça, non ?

M. Terreneuve Et si je vous parle, moi, de l’Innocence primordiale, de l’absolue beauté de l’Univers dans sa dimension spirituelle, d’une humanité qu’aucune idée malsaine n’aurait jamais effleurée, les yeux en permanence scintillants du bonheur de la découverte du Monde, l’humain dans son état initial de bonté, de tendresse, d’émotivité sans entraves, sans retenue… la curiosité, la soif de tout voir, de tout apprendre, de tout savoir, le projet de construire du beau !
Vous me suivez, là…

Marie-Françoise Oui, enfin, ça, c’est bon quand y sont bébés, pasqu’après, quand y z’ont compris comment ça marche…

M. Terreneuve Et pourtant, la société des hommes, qui n’est jamais que le fruit du mûrissement de ces millions et millions de cœurs purs, la société des hommes se présente à la face de l’Univers comme l’enfer vrombissant de toutes les crapuleries, de toutes les ignominies, de tous les égoïsmes, de toutes les lâchetés, de toutes les infamies. Dont sont seuls capables les Humains.
Il n’est pas un animal au monde qui…

Marie-Françoise Et c’est peut-être une raison pour…

M. Terreneuve Et qui est l’homme, dans ce Conte, Marie-Françoise, que représente l’ « Homme à l’avion », selon vous ?

Marie-Françoise L’adulte… l’homme ou la femme qui se retourne sur ses pas… qui ne reconnaît pas l’enfant qu’il a été… qui ne croit plus à l’innocence… qui se rend compte de sa naïveté… plein de choses comme ça, qui font mal quand…

M. Terreneuve L’Aviateur, l’homme qui rejoint les autres hommes par delà les obstacles, qui fait le lien, fraternel, d’un horizon à l’autre, l’homme qui permet aux mots de toutes les langues de se mélanger, de se tisser, c’est la Conscience Universelle, celle-là même qui doit inonder de sa Musique multicolore l’entièreté de la matière et des espaces.
Le geste désespéré de l’Aviateur du Conte, c’est la révélation incontournable, insupportable, que la quête d’un Monde radieux d’Amour et de Fraternité passe par l’accomplissement des pires horreurs pour cause d’incarnation dans une humanité barbare.
Le geste de l’Aviateur, c’est un instant de doute profond. Quand l’Espoir de Beauté Universelle se heurte et se fracasse à la sauvagerie de l’être qui a pourtant mission de l’incarner.
Le geste de l’Aviateur du Conte, quand il tue l’enfant, quand il se donne lui-même la mort, c’est le constat qu’il est porteur, dans son Humanité, et malgré tout l’amour qu’il porte à la VIE, d’une infirmité irrémédiable qui empêchera à jamais l’Ecriture de la grande Symphonie.
Le geste de l’Aviateur du Conte, c’est l’Humain effondré qui a honte de sa propre Humanité. C’est l’Humanité, lucide enfin, qui se rend compte avec désespoir qu’elle est dans l’incapacité de porter à son terme paroxysmique le grand espoir de Paix Universelle.
Le geste de l’Aviateur du Conte, c’est le rejet d’une Humanité éternellement génératrice de violence, d’injustice et de crimes.
C’est ainsi que je vois le Monde, c’est ainsi que je le ressens, c’est de cela que je souffre depuis ma plus tendre enfance. Et je veux dire ces visions d’Apocalypse, et les mots qui me viennent, je les veux laisser en témoignage de mon éphémère et douloureuse traversée de l’aventure de la Vie. Il faut que ces mots soient dits !
On ne peut pas m’empêcher de souffrir à la vue du spectacle de la société des hommes.
On n’a pas le droit de m’interdire de me porter témoin.
On n’a pas le droit de jeter ma parole dans le gouffre noir et assassin de l’inexistence.

Marie-Françoise Mais… vous n’avez pas le droit ! On peut pas regarder les choses comme ça… avec ces yeux- là… Les dire avec ces mots-là ! C’est pas vrai, ce que vous dites, Monsieur Julien, c’est pas vrai !
La vie est belle ! La vie est belle !

M. Terreneuve On peut penser ce qu’on veut de ma vision du Monde, on peut la critiquer, la jeter en pâture aux hurlements effarouchés des bonnes consciences émasculées, mais on n’a pas le droit de lui interdire l’envergure de la PAROLE !
Est-ce que je vous empêche, moi, d’écrire que la vie est belle ?
Est-ce que je vous en empêche ? Alors-même que ces mots véhiculent une ineptie, un mensonge ! Que c’est une insulte à toute la misère qui pourrit la vie des peuples depuis la nuit des temps !
La vie est belle !
La vie est belle !
La vie est belle !
Exclus de toutes sortes
Traine-savates
Traine-misère
Rongeurs de pain sec
Buveurs de flaques
Femmes maudites
Femmes percluses
Du poids des tâches
Et des humiliations !
Esclaves en vos solitudes blessées
Enfants mis à la chaine
Dressés à l’égorgeage
Sachez que la vie est belle !
Que la vie est belle !
Sachez-le, imbéciles aveugles,
Heureux ignorants de votre bonheur !

Marie-Françoise On peut pas passer sa vie à regarder que c’qui tourne de travers, c’qui est moche, c’qui pourrit le Monde !
C’est inhumain, c’est insupportable !
Et ça servirait à quoi, je vous l’demande, de passer son temps à pleurer sur les conneries qui s’passent partout alors qu’on y peut rien ! Vous m’entendez ? On y peut rien !
Même si j’voulais que les guerres s’arrêtent, qu’on partage mieux les richesses et qu’y ait plus de gosses qui travaillent au lieu d’aller à l’école, vous croyez qu’ça changerait quelque-chose ?
C’est pas moi qui peux changer tout ça.
Moi, chuis là, en France, avec ma famille, mon boulot, mes « cas soc’ adorés » et j’fais c’que j’peux pour qu’ça aille au mieux pour tout l’monde. Dans la mesure de mes moyens.
Oui, j’trouve que ma fille est une super petite, qu’mon homme est tout c’que j’pouvais espérer, oui, chuis heureuse dans ma vie et dans mon boulot. Oui, j’aime les gens, leurs plaisirs simples, les sorties au cinoche, les courses du samedi avec les gosses qui veulent tout c’qu’ils voient et qui hurlent quand on leur refuse un jeu ou un paquet d’bonbons, oui, j’aime les jeux débiles à la télé, dépenser des sous pour un tube de rouge ou des chaussures que j’mettrai qu’une fois ou deux, oui, j’rigole comme une conne en écoutant les histoires de blondes d’mon beau-frère - qu’il est nul, le pauvre !- oui, j’aime danser, me tortiller des soirées entières devant des mecs qui bavent comme des malades et qui prennent leur air le plus branchouille en croyant qu’on va leur tomber toute cuite dans leur plumard ! Oui, j’aime la vie, j’aime être avec les gens, j’aime me sentir vivre !
Même vous, j’vous aime bien, malgré votre regard tordu qui voit tout d’travers et qui refuse de reconnaitre le soleil en plein jour !
Oui, j’trouve le Monde merveilleux ! Vous entendez ? Merveilleux !
Vous savez, on a pas beaucoup d’sous avec mon mari, mais pour faire plaisir à la p’tite, et nous, pour nous faire de jolis souvenirs pour plus tard, on a voyagé deux fois ! Deux vrais voyages. Une fois, on a été au Canada et une autre fois en Italie.
J’en ai encore des frissons, quand j’en parle ! On a vu des endroits magnifiques, des villes, des monuments… On a rencontré des gens qu’on oubliera jamais ! On avait pas assez d’yeux pour regarder tout c’qu’y a à voir ! Et on a pris l’avion ! Oui, cet avion qui pollue à tour de bras et qui est une invention diabolique ! Et j’ai pas honte d’avoir baladé mon cul dans les airs et d’avoir gaspillé des tonnes de kérosène pour vivre ça avec ma fille et son père. Je refuse de m’sentir coupable de c’bonheur-là ! De c’bonheur égoïste de privilégiée et d’inconsciente !

Vous savez pas c’que c’est, l’bonheur, c’est pour ça qu’vous l’voyez pas ! C’est pour ça qu’vous l’refusez !
Qu’vous l’niez même quand y brille de tous ses feux juste à côté de vous !

M. Terreneuve Vous ne savez pas ce que vous dites ! Vous changez d’avis d’un jour sur l’autre !
La dernière fois, vous adoriez mes pièces de théâtre, mes personnages pleins de vie et de révolte ! Vous n’allez pas me dire le contraire ?

Marie-Françoise C’est pas vos personnages attachants, que j’vous reproche, c’est pas les histoires qu’vous leur faites vivre et qui sont émouvantes, prenantes, j’reviens pas sur c’que j’ai dit. C’qui passe pas, c’qui me choque dans vos écrits, c’est votre façon de présenter l’humanité, dans son ensemble, comme quelque-chose de sale, de monstrueux, de qui on peut rien attendre de bien, qui est bonne qu’à pourrir et détruire tout c’qu’elle touche !
Moi, quand j’lis c’que vous pensez d’l’humanité, j’m’sens minable, mauvaise, responsable de tout un tas de crimes, d’horreurs…
Et c’est pas vrai ! C’est pas juste ! La plupart des gens sont des gens biens ! Des braves gens. Qui cherchent qu’à vivre tranquille, heureux, avec leurs parents, leurs proches…
Comme moi avec … avec… Comme tout l’monde… Comme tout l’monde…

M. Terreneuve Je suis désolé de gâcher votre vision ensoleillée de votre vie, avec mes mots d’aigri…
J’ai le malheur, voyez-vous, Marie-Françoise, de voir au-delà de l’apparence simple des choses. Je sais de quelle glaise est pétri le troupeau et quels sons barbares émettent les trompes des cohortes pour émietter les piliers du Temple.
Je vis dans le désespoir de celui qui voit. Pouvez-vous comprendre cela ?
Mais cela ne m’empêche pas d’être ébloui au spectacle réconfortant des belles gens, quand il m’est donné d’en rencontrer, de pleurer au sourire d’un enfant, à la main tendue qui tisse dans ce geste les liens d’or de vraie Humanité.
Et je suis heureux, je vous jure, je suis heureux de votre bonheur, et j’aime vos yeux quand vous parlez avec tant de tendresse de votre enfant.
Je vous envie même de connaître l’eau de cette source-là !
Si vous saviez comme je vous envie !
Mais moi, je suis coincé au fond de l’ornière de la lucidité brute. C’est comme une blessure inguérissable, chaque atteinte ouvre davantage les chairs, il n’est pas d’onguent, de soulagement, même momentané. Les bonheurs innocemment étalés me font souffrir plus encore que les peines les plus insoutenables car ils voilent aux cœurs des gens heureux la vérité noire du Monde. Je vis avec ma charge d’écœurement et de nausées, mes yeux éternellement souillés d’images insoutenables.
Et voilà que les mots que je sais, que je veux en dire, me sont renfoncés dans la gorge par votre société d’éberlués qui a décidé de qui peut parler et de qui doit se contenter de boire la parole des élus et des estampillés.
Et l’on m’enferme tel un veau promis à l’abattoir dans quatre murs de plâtre…. Et l’on m’enferme dans ce caveau comme un fou dans sa camisole et sa malédiction ! Et les mots que hurlent mes yeux, que hurle mon âme ouverte en deux… ouverte en deux, vous m’entendez ! s’abîment, s’écoulent sous mes pieds en flaques de désolation.
Et rien ne sort, rien n’est audible à l’extérieur de ce que dit cet homme !
Les murs sont capitonnés ! Capitonnés !
Entendez-moi !
Ecoutez-moi !
Ecoutez-moi !
J’ai quelque-chose à dire !
Quelque-chose d’important !
D’urgent ! D’URGENT A DIRE !
Laissez-moi parler !
Laissez-moi parler !


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Denis MARULAZ "Dissolution d'un ectoplasme" Texte déposé Sept. 2010

1 commentaire:

  1. "Mais moi, je suis coincé au fond de l'ornière de la lucidité brute".

    Je gueule avec toi Denis.

    Faustine

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