samedi 11 septembre 2010

Dissolution d'un ectoplasme (III)




Illustration D.M.




-8-


Marie-Françoise J’ai peur, madame GILBERTE. J’ai peur.
Mais non, pas pour moi, vous pensez, c’est à peine si j’existe…
Pour lui.
J’ai peur pour lui.
J’ai peur qu’un jour, quand j’arrive…
Non.
Toujours pas.
Pas un mot.
Chuis sûre maintenant qu’y m’en veut pas.
Qu’c’est pas contre moi.
Je préfère ça, j’vous l’dis tout d’suite !
C’est aut’ chose, plus profond, plus…
Juste pour tenir le coup, une tomate à midi, une sardine.
Le soir, un peu de soupe… un yaourt…
Des fois rien… Pas souvent… Le week-end… Quand chuis pas là pour le houspiller…
Non, pour ça, y s’tient propre, faut dire qu’je pousse à la roue…
J’crois que quelque part, y veut montrer qu’y s’respecte…
Ça, il a retrouvé, je crois…
Faut pas lâcher, bien sûr, ça l’aide, faut rien lâcher…
J’crois qu’il a peut-être honte de… de ce qu’il a montré… de c’qu’il est devenu avant, avant qu’on soit là…
Y nous en veut peut-être mais… mais y sait qu’ça l’a aidé, quelque part…
Ça, c’est acquis, je crois… ça, oui…
C’est pour ça, faut pas tout noircir, faut pas tout…
Et c‘est pas c’que j’fais, hein ! Faut pas croire que…
J’ai peur, juste j’ai peur…
Faut qu’j’vous dise…
Y… Y s’est mis à dessiner…
Enfin, dessiner…
C’est pas vraiment l’mot…
Si c’était ça…
Si ça pouvait être ça !
Y s’est mis…
Vous savez que j’lui laisse le journal tous les jours, comme on fait pour tous…
Pas décrocher du monde… rester dans la vie, la société… avoir des repères, même indirects…
Au début, y jetait le journal… lu ou pas, j’en sais rien… enfin y le jetait.
Maintenant plus.
Y les garde. Y les utilise.
Depuis quelques jours…
Chais pas comment expliquer.
Y coupe les feuilles en quatre, en six, chais pas trop, il en a des tas…
Dessus, y gribouille, dessus… Y…
Au feutre… les feutres qui sont fournis au départ, vous savez…Ça fait partie du…
Mais pas des dessins, c’est ça, surtout qui…
Vraiment du gribouillis !
Non non, pas comme un enfant à l’école !
Comme un enfant avant l’école !
Comme… Comme un bébé ! Comme un bébé !
Chais pas… Vous mettez un bébé de six mois devant un mur avec un feutre dans la main !
Pareil !
Chcruiiick chcruiiik chcruiiik ! Dans tous les sens !
Des dizaines, il en a gribouillés comme ça, des dizaines…
Ceux qu’il garde, il les dépose sur l’étagère, en tas, avec un bol dessus, pour pas qu’ça s’envole, je pense…
J’en trouve plein à la poubelle, en boules…
Ceux qui lui plaisent pas…
Dans ceux qu’il garde, y en a des déchirés…
Dans la violence du geste, j’imagine…
Non.
Y m’a laissée les regarder.
J’lui ai demandé.
« -Je peux ? », j’lui ai demandé.
Y m’a regardée en coin, il a eu… Un petit rictus au coin de la bouche. Pis il a baissé les yeux en soupirant.
Quand y fait ça, ça veut dire :
« - Si j’dis non, ça vous empêchera ? Et vous croyez que vous allez comprendre quelque chose à mon cas ? Faites ce que vous voulez, moi, chuis pas là ! »
Enfin, c’est c’que j’crois comprendre…
Avec lui, faut tout deviner,… tout…
Décrypter, oui, c’est ça.
Décrypter.
Enfin, bon, j’ai pris le tas de feuilles et j’me suis assise à la table, à côté de lui.
Puis je les ai regardées, une par une.
J’m’attendais à voir des dessins, chais pas, moi, des fleurs, des visages, des moustaches sur les photos d’hommes politiques ou des stars…
Mais non, comme j’vous ai dit… des gribouillis ! Y a pas d’autres mots !
Des avec qu’une couleur, des avec du rouge et du bleu mélangés…
Des avec des sortes de mouvements circulaires, des avec juste des traits tirés droit VROUUUUFFFF VROOUUUFFF VROOUUFFFF ! Comme pour rayer, pour annuler, pour…
Ah oui, et puis les dernières, celles du dessus du tas, c’est juste des suites de petits traits debout les uns à côté des autres, comme des rangées de petits soldats au garde-à-vous…Des centaines de petits traits presque tous pareils, tout simples, sans rien qui dépasse… et celles-là, de feuilles, elles sont écrites des deux côtés… enfin quand je dis écrites…
J’ai essayé de plaisanter, faire celle qui était pas impressionnée…
« -Ha ! Vous apurez votre style ! » j’ai dit, en regardant celles avec les petites rangées de traits.
Si vous aviez vu le regard triste qu’il a posé sur moi !
Si vous aviez vu…
J’en suis encore toute…
C’est ça aussi qui m’a fait peur.
Ce regard… de détresse ! Vous voyez ce que je veux dire…
Comme quelqu’un de perdu… de…
J’ai essayé de faire comme si…
Alors, j’ai respiré bien fort, et j’ai sorti mon plus beau sourire… chais pas comment j’ai fait…
« -C’est bien, j’ai dit, faut continuer, Monsieur TERRENEUVE, ça me fait plaisir que vous ayez trouvé… enfin, que vous essayiez de… vraiment, ça me fait plaisir… »
J’ai tout remis en place sur l’étagère, avec le bol par dessus.
Et puis chuis partie, j’l’ai laissé avec ses gribouillis qui ressemblent plus à des taillades, des… scarifications, que…
J’vous avoue que j’en suis malade, quand je pense à ces…
J’me dis : « -Qu’est-ce qu’y doit souffrir, ce pauvre homme, pour sortir ça… pour sortir QUE ça !»
J’arrête pas d’y réfléchir, depuis, ça revient tout le temps…
J’ai peur que…
Y a une idée qui m’est v’nue, à force…
Chais pas c’que vous en pensez, vous me dites si vous êtes d’accord ou pas, madame GILBERTE, mais p’t’et’ qu’y’a quelque chose à approfondir, de ce côté ? P’t’et’ qu’y faut l’aider à … que c’est trop dur pour lui, s’il se sent tout seul…
Il cherche à communiquer comme ça, en gribouillant sur du papier journal, avec ce qu’il a sous la main. Mais ça doit être infernal, frustrant…
Alors, j’me disais qu’avec du vrai papier, des vrais crayons, chais pas, moi, des feutres, des marqueurs, de la peinture…
Vous pensez pas que ?
Vous savez, mon mari, y travaille aux Galeries, on a plein de trucs comme ça, qu’y ramène pasque c’est un peu abimé, alors, pour la petite, vous comprenez…
Si j’lui en donnais un peu, un petit stock, vous croyez pas que ?
Bien sûr, vous avez raison, j’ferai comme si de rien n’était, sans montrer qu’on y accorde de l’importance…
Oui oui, j’lui dirai, chais pas, que ça me débarrasse, que j’fais le grand vide chez moi, que s’il en veut pas, ça partira à la poubelle !
Ca marche toujours quand on dit ça, qu’on va jeter les trucs à la poubelle.
Surtout avec les gens d’un certain âge.
Ils aiment pas ça, qu’on jette les trucs !
Chuis sûre que…
Bien sûr, y dira pas oui, j’attends pas de miracle… mais y laissera faire.
Moi, je s’rai rassurée de savoir qu’il a compris que j’ai compris.
J’aurai moins peur pour lui.
J’aurai moins peur…
Qu’y fasse …
Une bêtise…


-9-


Chœur « DES HOMMES SONT VENUS », extraits.

Pelotonnées
l’hiver
agglutinées
soudées par grappes
respirant à peine
et d’un même rythme lent
quelques gouttes
d’air fade
sous une couette
de feuilles sèches
aux creux
des branches,
des tribus
de petites boules de poils
s’agitent
miraculeusement
aux premiers rayons
printaniers.

Ça sort
comme pour
la première fois
le nez
hors du nid,
ça s’éclate les yeux
de lumières
kaléidoscopiques
et la fourrure
de brise coquine,
ça sent
comme une brûlure
au plus profond
du ventre,
ça détecte soudain
des filets ondoyants
de lourds parfums
musqués
et tout ce monde
chavire alors
en un gigantesque
tourbillon
de poursuites
effrénées,
de manèges
vertigineux,
de chevauchées
perforantes,
de rencontres
déchirantes
mordantes,
de chutes
échappatoires,
de remontées
fulgurantes,
de reniflages
inquisiteurs,
de roulés-boulés
cascadants,
d’acceptations
de pénétrations
furieuses et
libératrices.

Les ventres douillets
se referment
enfin
dans lesquels
les vivantes
lactances
se donnent
à fusionner
en d’autres
et d’autres encore
petites boules de poils
dormeuses
ou frénétiques.




-10-



Marie-Françoise Sur le coup…
J’ai cru…
Mon dieu…
J’ai cru qu’il…
Pis non.
A un moment, il a dû sentir ma présence.
Il s’est relevé d’une masse.
Dans sa robe de chambre et ses cheveux hirsutes…
Et son visage…
Il m’a regardée…
Non, pas comme un enfant pris en faute, non, pas comme ça…
Plutôt…
Comme un animal…
Comme une bête… oui… oui… une bête surprise dans sa tanière, dans son sommeil…
Qui se sent prise au piège…
Perdue…
Il a passé sa main dans ses cheveux, les yeux complètement affolés…
Il a saisi le papier sur la table derrière lui, en le froissant.
Ça a été rapide mais j’ai eu le temps de voir…
Des barbouillis de traits au feutre, du noir et du rouge, du jaune, aussi, il me semble…
Mais délavé, comme si on avait renversé du liquide dessus, vous voyez…
J’ai pensé qu’il avait renversé sa tisane …
Mais le visage…
C’est là que j’ai compris.
Son visage tout taché lui aussi…
Et ses yeux si tristes et si apeurés…
C’était pas la tisane, non, pas la tisane.
Il a pleuré, j’en suis sûre, il a pleuré sur son papier, sur son dessin.
Et y s’est endormi dessus…
Et ça s’est tout mélangé sur la feuille et sur sa peau.
Il est parti vite dans la salle de bain.
Quand il est ressorti au moins une demi-heure après, il avait fait sa toilette, y s’était habillé.
J’ai eu peur pendant tout ce temps, vous pouvez pas savoir…
Mais j’ai fait comme si…
J’ai mis la radio, une station où ça diffuse des vieux trucs…
Piaf et tout ça…
Qu’y s’ sente pas dépaysé…
Il est sorti calmement, coiffé même…
Y avait presque plus de traces sur ses joues et sur ses mains.
Il était là, pantelant, gêné presque, immobile devant la porte de la salle d’eau. Le regard baissé, à regarder ses pieds.
En chaussures. Ça m’a surprise.
D’habitude, il est toujours en pantoufles, chez lui.
« -Votre café est prêt, j’ai dit. J’ai fait trois biscottes, si vous en voulez d’autres… »
« Merci » qu’y m’a dit.
Et il est allé s’asseoir à la table, devant son p’tit dej’.
Et moi, et moi, j’étais là, comme une …
Comme une conne… s’cusez-moi, comme une…
Heureusement, à c’moment-là, y z’ont mis Fernand Reynaud, « Chuis l’plombier ! », vous savez… le…
Ça m’a sauvée, chais pas c’qu’y fallait faire, ou pas faire…
« Ah ! çui-là, c’en était un fameux ! On n’en voit plus, des comme ça ! » j’ai dit.
Et j’ai filé à la cuisine.
Moi aussi, j’ai pleuré.
Comme si…
Comme si…
C’est la première fois que j’entends sa voix !
En six semaines.
La première fois.
Une jolie voix.
Faible, triste, bien sûr…
Mais une belle voix, chuis sûre…
Comme c’était vendredi, le jour des courses, j’me suis habillée pour sortir.
« -Vous v’nez avec moi ? Y fait beau, vous savez… »
Des fois y vient, des fois non. Ça dépend.
Chais pas de quoi mais ça dépend.
Là, oui.
Il a enfilé sa veste et on a pris l’escalier.
Pour descendre, y préfère l’escalier.
« -On va où, aujourd’hui, Marché ou Discount? ».
Il a pris à gauche.
Discount.

C’est toujours lui qui choisit.
Pour moi, c’est du pareil au même. Question distance…
Pour les achats, c’est moi. J’fais celle qui lui demande s’il est d’accord ou pas, mais comme y dit jamais ni oui ni non…
J’ai vite compris c’qu’il aime ou pas, j’ai juste à voir s’il a touché au repas ou non !
En six semaines, il a jamais exprimé une envie ! Rien, ni en bouffe ni…
Alors, j’essaie de savoir pour lui, l’autre jour, j’lui ai pris des chaussettes à pas cher, vous savez, cinq euros les six paires… Ça tient c’que ça tient… Quand on a pas les moyens…
« -Z’avez plus rien à vous mettre, pour les pieds ! Sont toutes trouées, vos chaussettes. Regardez celles-là, elles sont pas chères et y’en a de votre taille ! On prend ? »
Ni oui ni non.
Hop ! Je prends.
Vendredi, pareil. Deux polos pour cinq euros.
Un blanc un noir.
« -Vu l’état des vôtres après seulement deux lessives, ça s’rait pas du luxe. Pis à c’prix-là, demain, y’en a plus ! ».
« -Bon, maint’nant, on arrête les frais, on a qu’vingt euros pour les courses, alors… » j’ui dit.
Alors, au lieu de me suivre jusqu’aux caisses, comme d’habitude, y se dirige vers le rayon journaux. Y’avait un présentoir plein de revues de mots fléchés, vous savez les jeux pour les vacances… Il en a pris un et l’a déposé dans le chariot.
« -C’est combien ? » j’ai dit.
J’ai regretté tout de suite.
J’l’ai regardé.
Il a fait comme s’il avait pas entendu.
Il a pris la direction des caisses.
J’ai suivi.

En rentrant, j’ai préparé du boudin avec une pomme à l’ognon.
Chuis allée aux toilettes.
Vous savez, les intuitions…
Depuis le matin, qu’il avait fait sa toilette, j’y pensais.
Dans le panier de linge sale, j’ai trouvé.
En boule.
Encore tout mouillé de larmes.
Des tâches bizarres, ça faisait, à cause du mouillé, je dis pas, mais au départ, comme quelque chose d’arraché, d’écorché, de disséqué…
Du rouge, du noir, du jaune orange…
Pis des gribouillis en plus petit, comme des mots qu’il aurait voulu écrire et qu’il aurait pas pu…
Comme j’ai compris pourquoi il avait pleuré là-dessus.
Tout ce poids qu’il doit avoir en lui… Et ces mots… qu’il arrive même pas à écrire…
J’ai remis le papier en boule au milieu des chemises.
Pour pas que…
Quand chuis repassée pour la visite du soir, j’lai retrouvé en robe de chambre, assis sur sa chaise.
J’ai l’impression qu’il a dormi tout l’après-midi.
Y devait être exténué de sa nuit.
Ça m’a embêtée de le laisser tout seul tout le W.E.
En plus ça tombait mal, on était de mariage…
J’lui ai dit : « -Ca va aller, monsieur TERRENEUVE ? Vous savez que j’viens pas demain ! On est de mariage, du côté de mon mari… La p’tite est ravie ! Vous pensez, un mariage ! A c’t’âge-là… Vous avez vu qu’y’a tout c’qui vous faut !
Et vous oubliez pas le flan aux pruneaux dans le frigo ! C’est le premier que j’vous fais. Vous m’en direz des nouvelles, lundi ! »
Là, y m’tarde de l’retrouver.
J’espère que…
Bien sûr, j’vous appelle, y’a pas d’problème.
A tout à l’heure.
A tout à l’heure.

Préc. Tab. 8-9-10 Suiv.

Denis MARULAZ "Dissolution d'un ectoplasme". Texte déposé Sept. 2010

2 commentaires:

  1. c'est beau comme un archange,Denis, douloureux comme un embrasement, comme la vie qui fait mal tout le temps.

    Faustine

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