samedi 11 septembre 2010

Dissolution d'un ectoplasme (II)




Illustration D.M.



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Marie-Françoise Ça va pas, Monsieur TERRENEUVE ? Vous vous sentez pas bien ?
C’est important de bien manger, même quand y fait chaud comme ça. Et de boire, aussi ! C’est comme ça qu’on se déshydrate !
J’ai plus qu’à les balancer, mes épinards.
Vous auriez au moins pu les gouter !
J’peux pas vous faire que des nouilles et des patates ! Y faut des vrais légumes, aussi !
Moi qui voulais vous faire une ratatouille. Vous la mangerez, au moins ?
Si on mange pas de légumes en cette saison…
Même le riz au lait, vous l’avez laissé !
Vous allez tomber malade, vous savez ?
Bon, ce soir, j’vous prépare juste une petite soupe. C’est pas trop lourd, ça, un petit bol de soupe ?
Juste un peu de pomme de terre et de poireau. C’est très bon pour les boyaux, comme dit Maman.
Elle vous plairait, ma maman ! Une femme de la Nature, toute simple… toute…
Moi, chais pas mal cuisiner, mais elle, c’est encore autre chose !
Vous savez quoi ? J’vous ramènerai un pot de confiture qu’elle fait.
Avec les fruits d’ses arbres !
Rien à voir avec les cochonneries de Mamie Trucmuche !
Bon, la soupe est mixée, y a plus qu’à la faire réchauffer.
Vous voulez pas manger tout de suite ?
Pendant que chuis encore là ?
Ça me dérange pas, vous savez…
Bon, j’vous prépare toujours le bol et la cuiller.
Vous aurez plus qu’à…
Vous, vous m’couvez quelque chose !
Bon, promettez-moi que vous irez pas vous coucher le ventre vide.
J’ai pas envie de faire la garde-malade !
Vous voulez pas que j’allume la télé avant de partir ?
Y a des trucs marrants, ça vous changerait les idées !
Bon, bon, j’insiste pas.
Bonne nuit, Monsieur TERRENEUVE.
A demain.



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(Flash-back. Une semaine avant. Monsieur TERRENEUVE remet pour la première fois les pieds dans sa chambre, encadré de Madame GILBERTE et de Marie-Françoise.)

Mme Gilberte Et voilà !
Vous retournez dans votre chambre.
Je vous l’avais promis, j’ai tenu parole.
Alors vous ne dites rien ?
Il n’y a rien qui vous frappe ?
Vraiment rien ?
Vous ne voyez rien de changé ?
Et bien, levez les yeux, je ne vais pas vous manger !
On dirait un enfant de trois ans !
Excusez-moi.
Votre réaction me surprend, laissez-moi vous le dire !
On vous extrait d’un terrier, d’une bauge, d’un cloaque, au lieu de vous mettre tout simplement à la porte, à la rue, on vous héberge pendant une semaine dans un Foyer qui ne vous a rien coûté, pas un centime, pendant ce temps, des ouvriers et des femmes de ménage, méritantes, je le souligne, ont redonné à ce lieu un aspect humain, civilisé, on a tout lessivé, on a tout repeint, ils ont fait un travail nickel, il n’y a pas une poussière, on pourrait dormir par terre et manger dans les chiottes !
Au frais de la collectivité, on a remeublé cette pièce, il ne manque rien !
Une cuisinière électrique, un frigidaire, un lit neuf ! Des draps, de la literie, de la vaisselle, du matériel de cuisine, on vient de vous fournir du linge, de quoi vous habiller, de la nourriture, le frigo est plein, vous entendez, le frigo est plein !
On vous a même installé une télé, Monsieur TERRENEUVE, une télé !
Vous en connaissez d’autres, vous, qui auraient fait tout ça ?
Et vous, vous ne jetez même pas un regard à tout cela, vous nous montrez votre éternelle posture de chien battu, d’enfant puni !
Ça ne vous fait pas plaisir de vous trouver dans une chambre propre, qui sent bon, avec des draps frais, des rideaux fleuris, des meubles sans tâches de vomi, un placard bien rangé ?
Regardez dans le placard, Monsieur TERRENEUVE, prenez note : de la literie de rechange, des serviettes de toilette, des chemises, du linge et tout ce qu’il faut, de quoi vous vêtir pour sortir, hiver comme été, deux paires de chaussures, et tout cela propre et de bonne qualité !
Ça ne vous touche pas qu’on se soit occupé de vous comme d’un parent, qu’on ait pensé à tout, qu’on ait tout fait pour que vous vous sentiez bien à votre retour ?
Ce n’est pas grave, Monsieur TERRENEUVE.
Ce n’est pas grave.
Vous savez, dans le social, on a l’habitude de l’ingratitude !
Ce n’est pas tous les jours que l’on récolte des sourires et des remerciements !
Après tout, on ne fait que notre travail, n’est-ce pas ?
Et nous sommes payés à la fin du mois !
Alors, de quoi se plaint-on, hein, je vous le demande !
Alors, vous avez raison, Monsieur TERRENEUVE. Ne nous remerciez pas, on n’est pas là pour ça. On est là pour faire notre métier, point barre.
Vous avez raison.
Je fais mon travail.
Et je vais le faire jusqu’au bout, mon travail.
Et mon travail, Monsieur TERRENEUVE, consiste aussi à vous mettre en garde.
Solennellement !
Et je le fais devant témoin.
Marie-Françoise est là.
Elle pourra témoigner que vous avez été mis officiellement au courant.
Alors, ouvrez bien vos oreilles, Monsieur TERRENEUVE, je ne vous le répéterai pas.
Désormais, étant donné vos antécédents et la conduite scandaleuse qui nous a amenés à intervenir, vous serez suivi au jour le jour par notre structure d’accompagnement social.
Désormais, ce lieu est assorti de règles de vie que vous devrez respecter à la lettre.
Ce local, que nous vous louons à un tarif à la mesure de vos faibles ressources financières, vous est remis ce jour dans un état parfait.
Tout y est propre, neuf, en état de marche.
Il vous est fait obligation de maintenir cet état de propreté.
Aucune dégradation ne sera tolérée.
Aucun laisser-aller non plus.
Le ménage sera fait quotidiennement.
Il y a un local poubelle dans la cour. Vous y déposerez chaque jour vos déchets.
De même pour la vaisselle.
Lavée, séchée, rangée.
Nous ne tolèrerons aucun relâchement dans ce programme.
Et j’en viens au principal.
Aucune consommation de boissons alcooliques ne vous sera autorisée.
Ni bière, ni vin, ni rien !
Vous entendez ?
Pas une goutte d’alcool !
De plus, aucune visite privée n’est autorisée sans nous en avoir parlé auparavant.
Et dans le cas où cette visite serait autorisée par nous, il va de soi que le règlement sur la consommation alcoolique sera observé y compris par la personne invitée.
Afin de vous aider à trouver vos marques dans ce nouveau schéma de comportements, nous avons désigné Marie-Françoise.
Cette jeune femme est un de nos meilleurs éléments.
Elle est humaine, à l’écoute, disponible.
Mais c’est une professionnelle.
Elle ne laissera rien passer.
Je lui ai donné des consignes strictes.
Tout ce qui lui semblera de l’ordre de la négligence, du laisser-aller ou de l’inobservance du règlement de votre part me sera rapporté par Marie-Françoise.
Je prendrai immédiatement les décisions qui s’imposent.
Dans les premiers temps, Marie-Françoise passera chez vous deux fois par jour, un peu avant l’heure des repas.
Elle vous aidera à préparer ceux-ci, vous accompagnera pour faire vos achats quotidiens, vos lessives etc.… etc.…etc.…
Elle n’est pas votre boniche, sachez-le, elle est là pour vous réapprendre les gestes de la vie d’un homme civilisé.
Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous vous adressez à elle, elle transmettra.
Je vous souhaite de tout cœur de bien vous entendre avec elle.
C’est votre dernière chance de vous en sortir.
Evidemment, aucune agression à son endroit ne sera tolérée.
Ni verbale ni physique !
Si j’apprends que vous vous êtes autorisé quelque dérapage que ce soit, mon verdict sera sans pitié et sans appel.
J’espère m’être bien faite comprendre, Monsieur TERRENEUVE.
Sur ce, je vous souhaite bonne chance.
Vous nous remercierez plus tard.



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(Toujours le même manège de Marie-Françoise entre la chambre et la cuisine, soliloquant face à un monsieur TERRENEUVE muet.)

Marie-Françoise C’est pas un reproche, Monsieur TERRENEUVE, mais vous n’êtes pas très gentil avec moi.
Vous pourriez m’adresser la parole.
Chais pas, moi, oui ou non ou…merde !
Un mot, quoi !
Chuis désolée de vous dire ça, mais j’ai l’impression de parler à un fantôme !
J’causerais au mur ou à la porte, ça s’rait du pareil au même !
J’connais même pas le son de votre voix !
Jamais j’vous ai entendu ! Pas une fois !
Vous trouvez ça normal, vous ?
Vous l’savez p’tet’ pas, mais dans la vie, les gens, on leur parle, aux gens !
Même quand on a rien à dire, on leur parle aux gens.
C’est comme ça !
A la seconde où j’vous parle, M’sieur TERRENEUVE, vous êtes pas tout seul dans votre logement.
Y a quelqu’un avec vous, y a quelqu’un là, qui vous prépare la cuisine ! Qui vous fait votre purée !
Y a quelqu’un qui s’appelle Marie-Françoise et qui s’met en quatre pour que tout aille bien !
Vous pourriez au moins faire comme si j’étais là, comme si vous vous aperceviez de ma présence !
Désolée, on a oublié de reprendre de l’ail. Dommage pour le rôti…
Vous auriez pu le dire, pendant les courses : « -Y a plus d’ail, faudrait en prendre...»
Ah mais non ! P’tet’ que vous l’saviez, mais vous l’avez pas dit.
Pasque vous avez décidé une bonne fois pour toutes de pas m’adresser la parole.
Plutôt manquer de quelque chose que de me parler !
Qu’est-ce qui vous plait pas, chez moi ?
J’vous ai fait du mal, moi ?
J’vous ai manqué de respect ?
J’vous ai dit des choses qu’y fallait pas ?
Dites-le c’qui va pas, chez moi !
Chuis pas susceptible, vous savez, on peut me dire les choses, moi, chuis pas parano !
Bon, et puis y a plus de jus de fruits non plus ! Décidément, on a tout faux, aujourd’hui !
Vous voulez pas me le dire ? Vous avez quelque-chose à me reprocher ?
Chuis pas gentille avec vous ?
Tous les jours, je viens.
J’vous ai jamais oublié, depuis un mois que je m’occupe de vous.
C’est vrai ou c’est pas vrai ?
Le matin, le soir, tous les jours !
Vous m’en voulez pas pour le dimanche, quand-même ?
C’est normal, ça, le dimanche, on vient pas !
Pas pasque c’est vous !
Chez personne, vous savez, on va, le dimanche !
C’est… c’est… syndical ! Vous comprenez, personne travaille, le dimanche… enfin, chez nous, c’est comme ça.
Et puis, j’ai ma petite, mon mari, vous l ‘ savez, ça, j’vous l’ai raconté.
Ils ont besoin de moi, eux aussi…Enfin… Chais pas pourquoi j’vous dis tout ça… j’ai pas à m’excuser de pas venir le dimanche !
C’est ma vie…
J’ai coupé le rôti en tranches, ce sera plus facile pour vous…
Vous savez, la p’tite, elle est en deuxième année de danse.
C’est sérieux, pour elle ! Ca lui donne tellement de bonheur ! Si vous la voyiez !
Elle rayonne, quand elle sort des cours !
On est fier d’elle, vous savez !
Mon mari le montre pas trop, vous savez comment sont les hommes, mais chais bien que…
Chais pas si j’vais continuer.
A m’occuper de vous.
Si ça doit continuer comme ça…
Si y doit jamais rien se passer…
Si vous devez jamais m’adresser la parole…
Si ça doit toujours être comme ça, … moi qui parle et vous qui…vous qui…
Chais même pas si vous m’entendez !
Et si vous m’entendez, chais même pas si vous me comprenez !
Si vous comprenez mes mots !
J’ai beau être qu’une… qu’une… accompagnatrice…
Ça a beau être que mon travail… Ca me rend malade, vous entendez, ça me rend malade !
On peut pas faire comme si quelqu’un existait pas !
Ça me détruit, Monsieur TERRENEUVE, ça me détruit !
Vous comprenez, Monsieur TERRENEUVE, vous comprenez ce que je vous dis ?
J’vais pas pouvoir continuer !
Je suis un être vivant, Monsieur TERRENEUVE, un être HUMAIN !
Humain !
Vous n’avez pas le droit de faire comme si j’existais pas !
Comme si j’étais pas là.
Comme si j’étais rien !
Peut-être que vous me faites payer pour c’que vous a dit ma patronne.
Peut-être que vous avez pas aimé sa façon de parler.
Ca, faut dire, elle prend pas de gants !
Au moins, ça a le mérite d’être clair.
Elle dit c’qu’elle pense.
Ca passe, ça passe pas, c’est chacun qui voit midi à sa porte.
N’empêche, elle prend pas les gens en traitre !
Avec elle, noir c’est noir, blanc c’est blanc, elle est recta, la fille !
Alors, p’tet’ que vous pensez que chuis qu’une espionne, que chuis là juste pour rapporter tout ce que vous allez me dire ou quoi ou qu’est-ce ?
P’tet’ que vous me prenez pour un maton ?
C’est ça ?
Chuis qu’une matonne qui est là pour vous dénoncer et vous empêcher de chais pas quoi ?
Bien sûr que si y avait des choses qui se passaient chez vous et qui allaient pas, j’en parlerais ouvertement avec vous.
Pas pour vous casser ou vous juger ! Mais parce que c’est mon boulot d’éduc’, d’accompagnatrice !
Mais justement, chuis là pour écouter, pour entendre, tout entendre, vous savez !
Mais si on me parle pas, si vous me parlez pas, qu’est-ce que je peux faire, moi ?
A quoi je sers, moi ?
Qu’est-ce que je suis, moi, pour vous ?
Si je suis rien pour vous, Monsieur TERRENEUVE, si je suis rien, qu’une boniche qui épluche trois patates et qui vous repasse vos chemises, dites-le moi franchement, juste ces trois mots-là, et j’insisterai pas, j’vous emmerderai plus, j’vous dérangerai plus.
J’vous laisserai dans votre solitude.
Puisque vous avez l’air d’aimer ça, la solitude.
Sans personne pour vous enquiquiner avec des conversations sans intérêt.
C’est prêt.
J’vous laisse manger, Monsieur TERRENEUVE.
Bon appétit.
A ce soir.
Comme d’habitude.
Si j’vous dérange pas trop.



-7-


Chœur Ouvrage poétique de Julien TERRENEUVE, « DES HOMMES SONT VENUS », extraits.

L’arbre.
Ainsi le nomme t-on
dans le langage
des hommes
car il est l’arbre.
Plus qu’arbre
l’arbre
celui-ci
celui qui,
lui.

Pas exprès,
sans le savoir
par la nature des choses
il griffe le ciel
enroule
nonchalamment
les nuages gris
ou blancs
ou autres
à l’hérissement
de ses épines
hautes.

Car il s’élève
le bougre
de toute sa sève
de toute sa fluidité conique
de tout son élan fibreux
jusqu’au bout
du grandir clair
du grandir libre
du grandir élégant
et léger.

Car il respire loin
car il respire droit
car il respire
au souffle pur
des brises d’altitude,
car il caresse
là-haut
le ventre duveteux
des anges
et gluant
des chimères
qui rient
et se pâment
et font semblant
d’exister
juste
juste
pour lui faire plaisir
et l’étourdir
de jeux.

Pailleteux
grésilleux
irisé
aéré
évaporé
gribouillé
gracile
en son sommet
en ses extrémités
solubles
aux atomes
du vent
l’arbre,
lui,
celui que l’on appelle ainsi
dans le langage
des hommes
surgit du sein
du monde
colonne
inexpugnable
d’un bois
basaltique
granitique
imputrescible
indifférent
à la hargne
du temps
et aux voracités
xylophages.

Massif
énorme
planté,
la ronde de cent hommes
n’en ferait pas le tour ;
ses racines
vrilleuses
fouilleuses
noueuses
s’ancrent
profondément
âprement
aux masses sourdes
et insoulevables
des tréfonds
et des strates
oubliées.

Jour après jour
nuit après nuit
lunaison
après lunaison
la tige
frêle
transparente
douceâtre
balbutiante
-chanceuse aussi-
téméraire
innocente,
s’est tendue
opiniâtre
crédule,
de toute sa jeunesse
vers l’origine
du monde,
s’est épaissie
endurcie
densifiée
rigidifiée
carapaçonnée,
s’est hissée
s’est vissée
au ventre mou
et fluide
des courants d’air,
s’est érigée
par dessus les plaines
fauves
entraînant
à des hauteurs
inespérées
une grouillitude
jusque-là
rampante
glaiseuse
presque embourbée
de toutes sortes
d’agrégats viables
d’agrégats vivants

Haut et loin
érigé
bandant dru,
lui,
celui-ci
celui qui,
l’arbre
comme on dit
dans le langage
des hommes,
poursuit son temps
à digérer
goulu
les arabesques
des vents fous,
à se lessiver
aux pénétrantes
et indiscrètes
saucées automnales,
à gicler
tous azimuts
d’extravagantes
infusions
de pollen
suffoquant
et charmeur.


Préc. Tab 4-5-6-7 Suiv.

Denis MARULAZ "Dissolution d'un ectoplasme". Texte déposé Sept. 2010

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